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LE MODELE STRUCTURO-MODULAIRE EN TEXTOLOGIE

18 octobre 2015

PHILOLOGIE NUMERIQUE

10644859_10204187343503900_678394693571499451_n

****************************************************************************************« LE DISCOURS CONTEMPORAIN SUR LES AUTOCHTONES DANS LA CYBERPRESSE QUÉBÉCOISE DE 2008 À 2012 : ANALYSE ETHNO-LOGOMÉTRIQUE DES PROCÉDÉS DE DÉNOMINATION ET DE COMPARAISON

****************************************************************************************

Dr. Martin Momha

Laboratoire d’Analyse des Données Textuelles

Université de Moncton

 

Résumé

Cette étude est une archéologie documentaire dont le but est de décrire les formes de représentation des populations autochtones dans la cyberpresse québécoise à travers deux modes d’incarnation identitaire : la dénomination et la comparaison. Ce travail de catalogage se réalise avec le concours de deux logiciels d’analyse des données textuelles : hyperbase et sphinx.

 

Abstract

This study is a documentary archeology whose purpose is to describe the forms of representation of indigenous people in the Quebec cyberpress through two modes of identity incarnation: the nomilization and the comparison. This work of cataloging is done with the help of two software analysis of textual data: hyperbase and sphinx.

 

Mots-clés 

 Autochtones, dénomination, comparaison, ethnométrie, logométrie, hyperbase, sphinx

 

Introduction

Quand on évalue globalement la problématique de la médiatisation des populations autochtones au Canada, trois constats émergent de but en blanc :

 

¨  Les autochtones, dans leur diversité dénominative et leur pluralité tribale, constituent les groupes ethniques de souche au Canada. Voilà pourquoi dans le discours journalistique « politiquement correct » on les appelle commodément les « Premiers Peuples » ou les « Premières Nations ».

 

¨  Cette communauté plurielle disséminée est une « minorité silencieuse » qui vit repliée sur elle-même dans des réserves en perpétuant ses coutumes et ses traditions ancestrales, ceci, parfois, en déphasage avec les standards de vie de la société canadienne moderne. Ce parallélisme est mis en exergue dans certains articles de presse où le Canada est présenté comme une société à deux vitesses et à deux destins.

 

¨  En dehors des circonstances dites « folkloriques », les autochtones font la UNE des médias de souveraineté quand il y a crise majeure, pour être plus explicite, quand ces populations organisent des manifestations  pour la revendication de leurs droits territoriaux ou quand elles initient des blocus contre des firmes industrielles qui exploitent leurs richesses naturelles. Les derniers soulèvements des indiens du Nouveau Brunswick en octobre 2013 contre le « fracturage hydraulique » de leurs terres par des compagnies minières a remis sur orbite un « peuple invisible » que l’on croyait hibernant dans un silence lourd et dans une impassibilité austère. 

 

En marge de tous ces constats, nous avons choisi d’explorer les archives de la presse québécoise des cinq dernières années dans l’optique de cerner  au fil de l’actualité quelques traits caractéristiques de la figure autochtone.

 

La construction de l’identité d’un sujet communautaire est processus politique et socio-ethnologique. Elle consiste à définir un ensemble de déterminations communes à un groupement d’individus. Cependant, lorsque cette représentation est configurée dans un champ discursif, elle devient une posture énonciative (Langhan, 2003)  et logométrique. Et parmi tant de procédés linguistiques de représentation du MOI communautaire, nous limitons cette étude à la dénomination et à la comparaison.

 

 

Définition des concepts

 

 

La dénomination est un procédé qui consiste en la « désignation d’une personne ou d’une chose par un nom qui en exprime l’état, l’espèce, les qualités essentielles » (wiktionnaire). Sur le plan ontologique (Meyer, 1999), la dénomination  permet aux êtres à travers les traits spécifiques de leur personnalité de manifester leur singularité dans la société : « nommer, c’est donner existence à un être au terme d’une double opération : percevoir une différence dans le continuum de l’univers et simultanément rapporter cette différence à une ressemblance » (Charaudeau, 1992, 659-660).

 

En tant que procédé rhétorique proche de la périphrase, de la métaphore, de la métonymie et de l’antonomase, la dénomination est une figure de substitution qui  opère sur des relations de voisinage en remplaçant un mot par une expression le désignant (Fontanier, 1977). C’est aussi une forme de circonlocution qui consiste à apostropher quelqu’un ou à l’interpeller dans une relation énonciative.

 

Sur le plan sémantique, la dénomination est une opération de sens qui est intrinsèque à la qualification, car les concepts utilisés pour nommer peuvent aussi servir à qualifier.  C’est le cas du référent lexical « autochtone-s » qui, dans notre corpus, désigne à la fois un groupe ethnique quand il est employé comme substantif et une qualité propre aux autochtones lorsqu’il est employé comme déterminant (épithète).

 

Une dénomination conférée à une communauté d’individus peut contribuer à  sa valorisation ou à sa marginalisation. Quand des groupes de supporters se font appeler  « hoolygans », ils véhiculent dans cette appellation un concept qui associe le sport, la violence et  le néonazisme. Lorsque les français s’autoproclament « gaulois » (Berstein, 2001) ils mettent en exergue leur identité chevaleresque et conquérante. On peut multiplier de tels exemples à l’infini. Mais ce qui nous intéresse dans cette étude, c’est en priorité les connotations des identités nominatives attribuées aux premiers habitants du Canada et véhiculées dans la presse canadienne d’expression française.

 

En effet, depuis la découverte du Canada par les premiers explorateurs (1534),  les populations de souche qui habitent ce territoire se sont vues affubler d’une multitude de dénominations. Selon certains ethnologues, ces populations «originelles» peuvent se classer en trois groupements : «Premières Nations», «Amérindiens», «Inuits». Nous n’allons pas suivre à la volée cette taxinomie, d’autant plus que la variable «Inuits» est associable à deux paramètres : la circonscription régionale (Grand Nord) et l’autochtonie (premiers habitants). Ce postulat nous amène donc, pour les besoins de l’étude, à reconfigurer les paradigmes ethniques au sein des communautés autochtones.

Cependant, si le concept d’autochtonie traduit fondamentalement une idée de droits du sol, de jouissance et de propriété foncière, dans le contexte canadien, l’autochtonie peut renvoyer à la différence, à l’exclusion, à la violence, à la pauvreté et aux non-droits. Quand on parle d’autochtone dans certains les médias canadiens, le plus souvent, ce sont des stéréotypes et des caricatures spécifiques à ces peuples qu’on souligne en filigrane. Notre étude n’a pas pour but de cataloguer ces clichés, mais plutôt d’explorer minutieusement le corpus afin de dégager les modes de désignation ainsi que les différents référents auxquels on compare discursivement les populations autochtones.

 

État de la question

Si les «Premières Nations» n’ont pas bonne visibilité dans les médias de souveraineté contrôlés par des intérêts non autochtones, c’est l’inverse sur le plan universitaire. En effet, les questions autochtones contemporaines constituent l’un des domaines prioritaires de recherches en sciences humaines. D’après le rapport 2010 du CRSH, les subventions ordinaires accordées au cours des cinq dernières années aux chercheurs qui s’intéressent aux problématiques autochtones ont quasiment triplé. Ceci démontre un réel intérêt national à la recherche sur la question autochtone.

 

Cette politique se traduit aussi au Centre Interuniversitaire d’Etudes et de Recherche Autochtone (CIERA) de l’Université de Laval par l’ouverture de cinq chaires de recherches consacrées explicitement ou implicitement aux questions autochtones contemporaines :

 

  1. Chaire de recherche du canada sur la condition autochtone comparée.
  2. Chaire Louis-Edmond-Hamelin de recherche nordique en sciences sociales
  3. Chaire de recherche du Canada sur la question territoriale autochtone
  4. Chaire de recherche du Canada sur l’identité métisse
  5. Chaire de recherche du Canada sur la diversité juridique et les peuples autochtones

 

Cependant, il se trouve que sur les cinq chaires de recherches énumérées, un aspect de la question demeure encore peu exploré : celui qui concerne l’étude du discours et des représentations véhiculées par les médias sur les populations autochtones. La revue « Recherches Amérindiennes » dirigée par Eric Georges  consacre sous la direction d’Eric Georges un numéro (2012, XLII, N° 1) à description des rapports entre Autochtones et médias. Cependant, cette relation n’est pas fondée sur les représentations, mais plutôt sur la pratique et les attentes. Notre approche se singularise des autres par son ancrage dans un corpus médiatique et l’usage des logiciels spécialisés pour le traitement des ressources textuelles. Elle se situe dans un continuum des travaux réalisés au Laboratoire d’Analyse des Données Textuelles de l’Université de Moncton et présentés aux JADT (Chabot, Kasparian, Desjardins, 2008).

 

Cadre théorique

Le cadre théorique qui sous-tend nos investigations est un interstice combinatoire de trois courants : l’Analyse du Discours, la socio-ethnologie et  l’information documentaire. L’Analyse du Discours  recouvre des entreprises très hétéroclites qui vont des études de la statistique lexicale jusqu’à des théories de sémiotique textuelle » (Caron, 1983).  Son but, selon Maingueneau (1989), est « l’étude d’un regroupement d’énoncés dispersés entretenant entre eux une relation essentielle de filiation et définissant une identité énonciative historiquement circonscriptible ». Ainsi, les formations discursives que nous étudions sont des archives de presse écrite en version numérique, mises en ligne entre 2008 et 2012. Il s’agit donc de l’analyse d’un discours contemporain médiatisé.

La base de notre triangle analytique est l’ethnosociologie en tant « qu’étude comparative et explicative de l'ensemble des caractères sociaux et culturels des groupes humains ou d’ethnies » (Servier, 1986). Et comme cette étude se réalise non sur le terrain mais dans des discours et par les mots, l‘ethnosociologie et la logométrie se combinent pour produire l’ethno-logométrie, car il est question d’explorer un corpus quinquennal de presse afin de dégager les formes de représentation et de représentativité des populations autochtones  à travers une analyse lexicale et thématique de leurs dénominations. Le catalogage des communautés autochtones dans un répertoire contribue conséquemment à leur étiquetage et à leur qualification.

Enfin, le troisième versant de notre cadre théorique est  l’information documentaire dont le procédé d’indexation consiste au repérage et à la localisation des cooccurrences de certains mots significatifs appartenant au corpus.  Avec le développement du « tout numérique », ce processus s’opère à travers des moteurs de recherches et des logiciels d’analyse des données textuelles. Dans le langage documentaire, les mots-clés sont nommés « vedettes-matière ». En référence à notre corpus, la vedette-matière est « autochtone », une « isotopie lexicale » qui regroupe des termes apparentés au terme principal et obtenus par lemmatisation, c’est-à-dire par relèvement des fréquences d’occurrences et des variations du mot « autochtone ». Dans la pratique, notre analyse consiste  à dépouiller le corpus avec sphinx et hyperbase afin  d’étudier  les relations hiérarchiques, les relations d’équivalence, les relations d’association et les relations d’analogie entre la vedette-matière et les mots adjacents ou dérivés.

Le corpus

Notre corpus quinquennal se compose de 418 articles de journaux publiés et mis en ligne entre le 09 juillet 2008 et le 31 décembre 2012. Ces textes ont été présélectionnés sur la base du critère de pertinence. Ils proviennent des archives numériques de cinq éditeurs de presse électronique diffusant sur le réseau cybernétique à partir du Canada (www.lapresse.ca). Pour contraster l’information, nous avons confronté le contenu de ces journaux aux dépêches de l’Agence France Presse (AFP) et des presses associées diffusées en cette même période. Le tableau suivant présente la distribution des articles par journaux et par année :

 

 

JOURNAUX

A2008

A2009

A2010

A2011

A2012

Total

La Presse

11

13

19

23

31

97

Le Droit

5

8

11

11

16

51

Le Quotidien

3

11

16

19

19

68

Le Soleil

6

16

20

24

26

92

Le Nouvelliste

3

9

12

12

13

49

AFP

7

9

10

16

19

61

Total

35

66

88

105

124

418

Tableau 1 : distribution des articles par journal et par année

Lors de la constitution du corpus, nous n’avons pas sérié les données textuelles en fonction de l’origine (éditoriale ou régionale) des articles et encore moins de leurs signataires, car le but de cette étude de catalogage n’est pas de dégager la corrélation entre la politique éditoriale d’un journal et la couverture des activités autochtones. Nous avons plutôt  regroupé les articles dans une seule formation discursive en les subdivisant en cinq pôles chronologiques selon leur année de publication. Cependant, ces balises temporelles sont des articulations d’un seul discours unifié et non des compilations de plusieurs discours distincts. Voilà pourquoi l’hypothèse de la variation ou de l’évolution chronologique des dénominateurs n’est pas pertinente dans cette étude.

Sur le plan statistique, le volume du corpus est de 484951 caractères correspondant à 25307 unités lexicales distinctes. Selon les cinq jalons chronologiques, la distribution des mots  par année se présente comme suit :

Ann

Nb. cit

2008

1623

2009

3821

2010

6018

2011

6005

2012

7480

Total

25307

Tableau 2 : variation chronologique du volume du corpus

Proportionnellement, le volume des cinq subdivisions chronologiques du corpus est illustré par le graphique suivant engendré :

 

Graphique 1 : volume des jalons en pourcentage

Il ressort de ce graphique que la somme des articles sélectionnés en 2008 représente 6,4% du volume total du corpus, tandis en 2012, ce volume s’élève à 31%. Cependant, non seulement ces corpus ont des tailles différentes, mais aussi cette différence est en adéquation avec leur distance intertextuelle comme l’illustre la figure ci-après.

 Figure 1 : représentation radiale de l’analyse arborée (méthode Luong) de la distance lexicale

On remarque illico que le corpus de 2008 est sensiblement proche de celui de 2010, mais très éloigné des autres par son contenu lexical. Par contre, 2011 et 2012 sont des corpus presqu’identiques, tandis que 2009 s’illustre comme une année charnière dans ce système quinquennal.

Par ailleurs, l’écart de volume entre les corpus de 2008 et 2012 ne voudrait pas signifier à priori qu’il y a eu plus d’activités autochtones couvertes par la presse en 2012 qu’en 2008.  Tout simplement, les versions électroniques  des journaux que nous avons ciblés ne sont disponibles en ligne qu’à partir du second semestre de l’année 2008. La moitié de cette année reste non intégrée dans corpus. Cependant, comme nous le verrons plus tard, cette différence de volume n’a aucun impact sur  l’inventaire des formulations de la vedette-matière (autochtone), d’autant plus qu’il n’est pas question dans la présente étude d’une analyse de l’évolution chronologique du lexique, mais plutôt d’un catalogage.

 

Problématique

La question de recherche qui sous-tend nos investigations vise à savoir quelles sont les dénominations génériques et spécifiques que les énonciateurs ou les sujets communicants utilisent dans le discours médiatique contemporain pour nommer les Premières Nations du Canada et quels sont les peuples de conditions similaires avec lesquels ces groupes ethniques sont mis en comparaison dans un rapport implicite ou explicite ?

 

Méthodologie

L’analyse des modalités de dénomination et de comparaison dans notre corpus obéit d’une part procédés de la statistique lexicale  (Lebart, 1994) et d’autre part au protocole de l’approche thématique (Rastier, 1995). Le premier concept opératoire intervient dans la phase heuristique, laquelle consiste au balisage du corpus, au dépouillement,  en l’extraction systématique d’informations et en l’analyse quantitative sur sphinx et  hyperbase des cooccurrences. Dans cette démarche textométrique, le vocable est considéré comme une unité de lexique et le mot comme l’unité du texte. L’analyse thématique qui se veut ethnologique, descriptive, contextuelle et qualitative intervient dans la phase herméneutique lors de l’interprétation des tableaux lexicaux, des graphes représentationnels et des environnements des différents lemmatiseurs. Toute notre activité analytique consiste donc en l’élaboration d’une taxinomie et d’un inventaire des « êtres autochtones » à travers un classement qui organise et présente ces référents comme « des regroupements en constellations autour de noyaux qui en constituent le point de référence ». (Charaudeau, 1992-660).

 

Plan de l’étude

Notre analyse se développe en deux parties. Dans la première, nous observerons les manifestations textuelles de trois modes de dénomination des populations autochtones et dans la deuxième partie, nous étudierons les procédés de comparaison logique et figurative de ces communautés aux êtres proches et lointains qui peuplent l’univers qui les entoure ou font partie de la cosmogonie universelle.

 

 

I/ LA DÉNOMINATION

La dénomination est un terme qui englobe les différents modes de désignation, d’appellation ou d’interpellation d’un être. On peut désigner quelqu’un par son nom, son titre, sa race, sa fonction, son ethnie ou à travers des procédés rhétoriques tels que  la périphrase, la circonlocution, la mise en apposition ou des marqueurs grammaticaux à l’instant des pronoms personnels. Dans le corpus qui fait l’objet de notre analyse, les populations autochtones sont représentées nommément selon trois modalités : les dénominations génériques, les dénominations spécifiques et les dénominations énonciatives. Cette dernière  dépend de l’orientation du discours et de la nature des énonciateurs.

 

I-1. Les dénominations génériques

L’exploration du dictionnaire de notre corpus dans la phase heuristique nous a permis d’élaborer un catalogue de mots utilisés par des énonciateurs pour désigner ou qualifier les populations autochtones. Ces vocables et leurs valeurs sont répertoriés dans le tableau lexical ci-après.

 

 

Tableau 3 : tableau lexical des dénominateurs génériques

 

Ces lemmatiseurs peuvent être regroupés en huit catégories : Autochtones, Amérindiens, Premiers Peuples, Premières Nations, Indiens, Indigènes, Aborigènes et Sauvages. Nous appellerons chacune de ces catégories « dénominateur générique ». Le croisement des variables génériques et chronologiques engendre le tableau des contingences suivant :

 

Tableau 4 : Table des contingences, regroupements_dénomitateurs_génériques

 

L’analyse des cooccurrences dans le tableau des contingences nous amène à dégager deux constats : la gradation des fréquences d’occurrences sur l’axe quinquennal et la domination du lemme « autochtone-s ». Ces deux facteurs se justifient d’une part par la disproportion dans la distribution des articles par année (tableau 1) et la variation du volume lexical des jalons (tableau 2), et d’autre part, par l’archi-focalisation du discours sur une hyper-désignation qui devient statutairement le dénominateur des dénominations : « autochtones ».

La projection du croisement des variables génériques et des valeurs numériques sur une carte factorielle permet de visualiser la répartition chronologique de l’information sur les deux axes :

Figure 2 : AFC des dénominateurs génériques

Le premier axe qui cumule plus de 54% d’informations compare les dénominateurs les plus utilisés en 2010 (Sauvages, Indiens, Premiers Peuples) à ceux de 2008 (Indigènes, Aborigènes). Le deuxième axe qui considère un peu plus de 40% de la variance rapproche les années 2012  et 2011. Il se caractérise par la prédominance de deux dénominateurs : Amérindiens dans le premier groupe et  Premières Nations dans le second groupe. Le dénominateur central qui se situe entre les deux axes est Autochtones

Une analyse sur sphinx de la répartition des cooccurrences de ces huit regroupements nous donne le graphique suivant :

 

Graphique 2 : représentations_dénomitateurs_génériques

Il ressort de ce graphique que les dénominateurs génériques sont diversement et inégalement employés dans le corpus. La préférence est accordée à Autochtones (49%), suivie de Premières Nations (27%), Indiens  (08%), Premiers Peuples (08%), Amérindiens (05%), Aborigènes (01%), Indigènes (01%) et Sauvages (01%). L’analyse qualitative de l’environnement thématique de ces formes lemmatisées permet de déterminer  leurs contextes d’énonciation et leurs valeurs suggestives.

 

I-1.1. Les autochtones

C’est la dénomination la plus utilisée pour nommer, identifier ou représenter les populations de souche du Canada ou les premiers habitants du continent américain. Dans le corpus, cette dénomination est corrélée à six variables fondamentaux : « droits », « peuples », « communautés », « populations », « nations », « affaires ». Le graphe représentationnel suivant illustre bien l’environnement thématique de ce lemme principal :

 

Figure 3 : Environnement_ Autochtones

Il se dégage de ce graphe simplifié qu’« autochtone-s » est un déterminant qui joue dans le discours le rôle de « qualificateur ». Il centralise le discours autour de six thématiques fondamentales associées :

1

Peuples

 

 

autochtones

2

Droits

3

Nations

4

Populations

5

Communautés

6

Affaires

 

Ces six thèmes se classent en trois dossiers préoccupants : la politique (affaires), la justice (droits) et la société (nations, communautés, populations).

Au centre de la dénomination « autochtone-s », se développe un concept philosophique qu’on appellerait « autochtonie », concept qui se définit comme « une manière d’être, de faire, de vivre et d’appréhender le monde par les communautés autochtones ». L’autochtonie implique une reconnaissance des droits territoriaux ou fonciers dévolus naturellement à des peuples primitifs, car «la terre appartient aux premiers occupants».

 

I-1.2. Les indigènes

La dénomination  « indigène » est mise en abyme dans le corpus dans un contexte énonciatif où il est question de dévaloriser ou de jeter le discrédit sur les populations autochtones qui ne possèdent aucun savoir-faire  ou aucune compétence à faire valoir dans la société moderne. Dans le verbatim qui suit, l’énonciateur fait de l’indigénisme (en tant que défaillance de qualifications) un argument pragmatique qui justifie l’immigration massive des asiatiques au Canada :

Les populations INDIGÈNES ayant de graves retards en matière d’instruction et de compétences techniques, l’effet final (bien que probablement involontaire), a été le suivant : des millions d’immigrants chinois qui, eux, avaient les compétences recherchées, ont été attirés par cette prospérité, sont venus accaparer les nouveaux emplois de bonnes conditions

_______________________t2008 Page 22 c_______________________________

 

I-1.3. Les Premières Nations

Cette dénomination accorde une certaine souveraineté et un ordre de préséance aux populations de souche qui s’en prévalent et qui devraient en jouir. Elles sont donc considérées comme des pierres d’angle de la fondation sur laquelle les autres nations canadiennes sont arrimées.

Néanmoins, les PREMIÈRES NATIONS demeurent présentes et incontournables dans la construction du Québec d’aujourd’hui et de demain, et ce, en dépit des mesures inéquitables prônées par des politiques provinciales et fédérales au cours des quatre siècles derniers.

_______________________t2008 Page 28 a_______________________________

I-1.4. Les Premiers Peuples

À l’instar de Premières Nations, Premiers Peuples est une dénomination qui traduit une primitivité ontologique. Loin d’être un avantage, cette incarnation suscite plutôt du racisme et des préjugés.

Raciste, caricature dégradante…  ce qui dérange dans votre message, c’est le renforcement des préjugés à l’égard des PREMIERS PEUPLES : Ces indigènes primitifs incarnés en « guerriers Eseka » aux allures de « nonos », prêts à tuer pour protéger la « pureté » de l’eau depuis 8000 ans…

_______________________t20011 Page 1618 d_______________________________

 

 

I-1.5. Les Amérindiens

Cette catégorie générique ne désigne pas seulement les autochtones du Canada, mais globalement les premiers habitants du continent américain. Partout où ils se trouvent, leur quotidien est fait de protestations, de revendications et de confrontations violentes avec les forces de l’ordre :

Sur un blocus routier, d’AMERINDIENS protestant contre la surexploitation de l’Amazonie, une intervention de police avait dérapé en affrontements, faisant 34 morts dont 24 policiers…

_______________________t2009 Page 507c_______________________________

 

I-1.6. Les Indiens

On parle d’eux dans les médias pour dénoncer les traitements humiliants qu’ils ont subis dans les pensionnats et les mesures assimilationnistes, discriminatoires et ethnocides dont ils ont été des victimes expiatoires.

Les pensionnaires de ce système rigide – instauré par la Loi sur les INDIENS, n’avaient pas le droit de s’exprimer dans leur langue maternelle

_______________________t2008 Page 114b_______________________________

 

I-1.7. Les Aborigènes

Ce sont des peuples primaires assujettis aux mêmes normes rétrogrades et humiliantes que les autochtones. Leur évocation dans le corpus met en exergue leurs conditions de vie précaire, leur marginalisation sociale et leur combat pour la défense de leurs droits ancestraux et patrimoniaux.

Rappelons que les populations ABORIGÈNES réclament de pouvoir récupérer «leurs droits ancestraux sur les terres», la FAO souligne qu’elles figurent également «parmi les peuples les plus marginalisés et présentent des niveaux de vulnérabilité et de pauvreté plus élevés que d’autres groupes de populations en Afrique, Asie et Amérique latine».

_______________________t2008 Page 19b_______________________________

 

I-1.8. Les Sauvages

Ce terme humiliant et dégradant est tantôt un adjectif qualificatif tantôt un substantif. Il nous renvoie au degré zéro du développement de l’humanité, c’est à dire dans un temps immémorial ou  l’homme et l’animal vivaient dans la nature. L’utilisation de ce terme au 21ème siècle pour qualifier des êtres humains est non seulement une insulte condamnable, mais aussi une subversion du langage. Même si ce lemme est utilisé dans le corpus à des proportions négligeables par rapport aux autres, il a une valeur suggestive qui exprime le dualisme d’une nation dont les composantes sociologiques fonctionnent en opposition de phase, l’infériorisation d’un groupe ethnique de souche,  le conditionnement juridique d’un peuple et son assimilation forcée. Ces quatre aspects sont illustrés dans le verbatim ci-après :

Quand on parle du Canada, du parfait Canada de la diversité, il faut bien comprendre aussi ce dualisme sacré des civilisés et des SAUVAGES évoluant à des rythmes diamétralement opposés.

_______________________t2011 Page 2081b_______________________________

La loi canadienne sur les SAUVAGES faisait des autochtones des « êtres mineurs », leur interdisant d’être propriétaires ou de boire de l’alcool sous peine d’emprisonnement et ne leur permettait d’échapper à ce statut qu’en renonçant officiellement à leur culture et leur patrimoine.

_______________________t2012 Page 2362b_______________________________

En 1978, l’Acte des SAUVAGES du Canada est devenu la Loi sur les Indiens

_______________________t2012 Page 2505b_______________________________

Les pensionnats autochtones, projet officiel du gouvernement pour assimiler les jeunes païens SAUVAGES

_______________________t2012 Page 2806a_______________________________

 

En marge de ces huit dénominations, on peut aussi retrouver dans le corpus des qualificatifs d’une seule occurrence comme « barbares », qui expriment la pétulance et la violence des peuples autochtones et des substantifs comme « espèces » qui intègrent les populations autochtones dans le paradigme des espèces biologiques (animales et végétales) en voie de disparition dans un écosystème mondialisé.  Cependant, même si tous les autochtones sont soumis aux mêmes conditions de vie et aux mêmes traitements selon la Loi sur les Indiens, leur sort varie en fonction de la tribu à laquelle ils appartiennent et des dividendes qu’ils perçoivent des industriels désirant exploiter les richesses naturelles de leurs immenses territoires. Ce qui justifie le fait que certaines ethnies spécifiques de ce « Peuple Invisible » (Desjardin, 2009) soient mis au-devant de la scène médiatique par rapport à d’autres.

 

I-2. Les dénominations spécifiques

Nous entendons par «dénominations spécifiques» les modes de nominalisation  des différentes tribus d’autochtones répertoriées dans L’Encyclopédie Canadienne. Une exploration complète à travers sphinx du corpus et un recensement systématique des mots et dérivés de mots qui dénotent les ethnies autochtones permet d’élaborer le répertoire suivant : 

 

Tableau 4 : table lexicale, dénominateurs spécifiques

Le regroupement par lemmatisation de ces variables en catégories a permis de circonscrire et de dénombrer 14 tribus évoquées dans le corpus : Inuit, Mohawk, Huron, Cris, Attikamekw, Attawapiskat, Métis, Algonquin, Wemotaci, Abénaki, Micmac, Mapuche, Odjibwé, etc. La table distribution qui suit  dévoile comment les différentes catégories sont réparties dans les cinq jalons chronologiques.

 

Tableau 5 : table de distribution des_dénomitateurs_spécifiques

 

L’analyse de cette table de distribution sur sphinx génère la carte factorielle simplifiée suivante :

 

Figure 4 : AFC dénominateurs_spécifiques

 

L’axe (1) qui rassemble 56,67% d’informations compare les ethnies les plus évoquées en 2009 (Micmas, Attikamek,) à celles qui sont mises en perspective en 2010 (Métis, Abénaki, Mohawk, Mapuche). L’axe (2) dont la variance est de 21,41% compare également les communautés autochtones dont on parle dans la presse en 2008 (Autres) à celles de  2011 (Huron, Attawapiskat). Par contre, l’année 2012 est une année charnière dont les informations oscillent entre le premier axe (Algonquin, Wemotaci, Odjibwe) et le second axe (Inuit, Cris).

 L’analyse diachronique de la distribution dévoile une certaine gradation de valeurs au flux des années. Cette progression chronologique est due d’une part à la différence de volume entre les 5 jalons et d’autre part à l’intensification et à l’accroissement des informations au cours des années 2011 et 2012, années de grandes négociations entre le gouvernement québécois, les firmes industrielles et les chefs autochtones. Le graphique ci-après illustre proportionnellement les pôles de focalisation ethnique de l’actualité autochtone :

 

 

Graphique 3 : évaluation proportionnelle des dénominations spécifiques

Nous n’allons pas faire une revue de toutes ces tribus. Nous ne nous intéresserons qu’aux groupes ethniques les plus récurrents (≥200 occurrences) dans l’univers du discours, à savoir : les Inuits, les Mohawks, les Hurons, les Cris et les Attikameks. Qui sont-ils ? Où vivent-ils et pourquoi sont-ils les plus interpellés dans la presse ? L’analyse d’un échantillon du contexte pour chaque catégorie nous permettra de cerner les mobiles de leur citation ou de leur évocation.

 

I-2.1. Les Inuits 

Ce sont des autochtones de l’arctique canadien. Ils parlent une seule langue (l’inuktitut ou esquimau-aléoute). Au cours des cinq dernières années, cette tribu a été mise au-devant de la scène médiatique à cause du Plan Nord du gouvernement québécois.

A nos concitoyens, Premières Nations et INUITS, je réitère aujourd’hui que rien, dans le Plan Nord, ne remettra en question ce qui a été conclu, ce qui est en négociation ou en pourparler.

_______________________t2009  Page 242b_______________________________

I-2.2. Les Mohawks

Cette tribu vit à l’est, sur les rives de la rivière éponyme. Comme tous les peuples autochtones, les Mohawks déshérités, luttent pour la préservation de leurs terres arrachées ou spoliées par des exploitants industriels.

Les MOHAWKS sont préoccupés par la sécurité, leurs droits et par des questions de responsabilités fiduciaire (…) Or les MOKAWKS affirment avoir des droits sur ces terres en vertu de traités autochtones

_______________________t2009  Page 469a_______________________________

 

I-2.3. Les Hurons

Ils forment une confédération de cinq tribus localisables dans l’Ontario, le Centre et le Nord du Québec. Les membres de la tribu appellent leurs terres traditionnelles Wendake. Le problème foncier constitue le centre de gravité de leurs principales préoccupations.

Les HURONS – Wendat reprochent au gouvernement fédéral d’avoir signé une entente avec les communautés innues qui couvrent une partie importante du territoire traditionnel de la Nation huronne – wendat et ce, sans l’avoir préalablement consultée et accommodée» et d’ «avoir ignoré sa relation de traité avec la nation huronne- wendat et ne lui avoir donné aucune indication à savoir qu’il était disposé à accommoder les intérêts de la Nation sur son territoire traditionnel, avant de négocier et conclure l’entente de principe avec les Innus»

_______________________t2011 Page 1633a_______________________________

I-2.4. Les Cris

Cette tribu  occupe  un territoire qui s’étend de l’Alberta au Québec, ce qui représente la plus vaste répartition géographique autochtone du Canada. Comme les Inuits, les Cris sont des témoins passifs de la mise en place du Plan Grand Nord sur leurs territoires. D’où leur indignation

C’est inacceptable que le gouvernement se contente de venir nous présenter le Plan Nord sans nous avoir impliqué dans le processus de développement, affirme Roméo Saganash, directeur des relations avec le Québec au Grand Conseil des CRIS.

_______________________t2009 Page 339d_______________________________

I-2.4. Les Attikameks

Ces populations vivent en amont de la rivière Saint-Maurice. Leur quotidien est pareil à celui de toutes les communautés autochtones. Leurs soucis constants c’est la circonscription de leurs territoires ancestraux et la préservation de leurs patrimoines :

La carte dessinée sur une peau d’orignal que les Chefs ont dévoilée hier, indique un territoire où vivent quelques cinq millions de personnes mais il empiète sur le territoire des Mohawks, des Abénakis et des ATTIKAMEKS, tout en frôlant de près celui des Ojibways, des Innus (montagnais) et des Cris.

_______________________t2010 Page 792c_______________________________

Un constat majeur émerge lorsqu’on fait une analyse thématique de l’information consacrée à ces différents groupes autochtones : tous sont empêtrés dans des conflits fonciers et des rivalités intertribales. Ces groupes tribaux sont parfois désignés dans le discours journalistique par leur lieu d’habitation : c’est le cas de « Wendat », identité spatiale et culturelle commune à tous les « Hurons ». Cependant, qu’ils soient des « Inuits » ou des « Algonquins » dont les cinéastes Richard Desjardins et Robert Monderie  dépeignent dans leur film (Le Peuple invisible, 2007, 93 min), l’interpellation ou l’évocation des autochtones dépend du statut des sujets communicants et de leur degré d’implication dans l’énonciation.

 

I-3. Les dénominations interlocutives

L’interlocution consiste à désigner des êtres à travers l’usage de marqueurs grammaticaux que Charaudeau (1992, 122) appelle les « personnes de l’interlocution». Ce sont des catégories conceptuelles qui jouent dans l’acte de la communication des fonctions de substitution. Elles permettent entre autres de distinguer la personne qui parle(le locuteur), la personne à qui l’on parle (l’interlocuteur) et la personne dont on parle (tiers). Ces trois personnes donnent lieu à trois types de discours :

 

I-3.1. Le discours élocutif : Quand le sujet communicant est un représentant d’une communauté autochtone (énonciateur pluriel). Ce mode d’énonciation se traduit par l’usage dans le discours les marques grammaticales suivantes : nous, notre, nôtre, nos ...

NOUS, Chefs des premières Nations du Québec, NOUS souhaitons nous adresser aujourd’hui à la population du Québec au sujet des problèmes que nous ayons eu à subir depuis le triste épisode des «pensionnats indiens».

_______________________t2008  Page 3a_______________________________

 

I-3.2. Le discours allocutif : Quand d’autres sujets communicants s’adressent aux autochtones en tant qu’interlocuteurs ou destinataires. Les marques formelles de cette énonciation sont des grammèmes suivants : vous, votre, le vôtre, vos..

Les Métis, particulièrement actifs depuis un an devant les tribunaux, seront les premiers à faire sentir leur présence qui, encore là, VOUS pouvez en être sûrs, comportera une grande part de mécontentement, voire de colère à en juger par leur ardeur à protéger ce qu’ils affirment être, pour eux aussi, des «droits territoriaux».

_______________________t2009 Page 301a_______________________________

 

I-3.3. Discours délocutif : Lorsque les autochtones sont impliqués ou évoqués dans l’acte du langage en tant que des tiers. Les morphèmes qui régissent cette modalité énonciative sont : ils, elles, eux, leur, leurs, ceux-ci, ceux-là, etc.

Les populations autochtones font face à une discrimination profonde, à une marginalisation historique ainsi qu’à des politiques abusives qui sont le triste résultat d’une violation systématique de LEURS droits fondamentaux.

_______________________t2008 Page 26b_______________________________

 

Le tableau des cooccurrences élaboré sur sphinx nous donne une vue globale de la performance statistique de ces trois modalités énonciatives.

 

Tableau 6 : table de distribution des modalités énonciatives

L’observation de ce tableau nous amène à dégager deux constats : la gradation des valeurs sur l’axe du temps et l’archidomination de la modalité délocutive sur l’axe des variables. Le graphique suivant  présente une vue synchronique du croisement de ces deux paramètres :

 

Graphique 4 : évaluation proportionnelle des dénominateurs interlocutifs

On en déduit logiquement en référence aux données textuelles que le discours sur les autochtones dans la presse canadienne d’expression française est un discours à dominance délocutive.

Cependant, certaines dénominations « autochtones », quand bien même elles sont classables dans des paradigmes génériques, spécifiques ou énonciatifs, n’ont de valeur suggestive qu’en comparaison avec d’autres dénominations implicites ou explicites appartenant à d’autres univers culturels. L’étude des procédés de comparaison contribue à mieux appréhender les mécanismes d’analogie ou de transposition qui les sous-tendent.

 

II - LA COMPARAISON

La comparaison est le terme d’un processus qui consiste à confronter les qualités, les quantités ou des comportements d’au moins deux êtres, entre eux, et à conclure sur les ressemblances ou dissemblances de ces qualités, quantités et comportements. En rhétorique, la comparaison est une figure de discours qui  instaure entre des êtres un rapport de similitude implicite ou explicite. Cette similitude peut se présenter  sous forme d’une analogie, d’une allusion,  d’une transposition, d’une métaphore ou d’une équation binaire (x / y). Dans la grammaire du sens et de l’expression, Charaudeau (1991) en distingue 4 modalités : la graduée, la globale, la proportionnelle et l’évaluative.

Dans notre approche logico-mathématique, la comparaison est le résultat  d’un raisonnement. Elle se caractérise sur le plan structural par sa binarité. En d’autres termes,  elle suppose forcément l’existence de deux éléments dont l’un est le comparant et l’autre le comparé.  Par hypothèse nous allons considérer l’Autochtone comme le comparé et notre étude consistera à retrouver dans le corpus les pôles de référence à travers une analyse lexicométrique et contextuelle des marqueurs grammaticaux de correspondances.

 

II-1. Les comparateurs et les rapports de correspondance logique

Pour étudier systématiquement les processus logiques de comparaison, nous avons élaboré une taxinomie qui permet de spécifier  divers rapports entre le comparant et le comparé.

1/ L’égalité (X = Y) : rapport d’équivalence ou d’analogie entre le comparant (X) et le comparé (Y).

2/L’infériorité (X  < Y) : intensité basse dans le rapport hiérarchique entre le comparant (X) et le comparé (Y).

3/Supériorité (X > Y) : intensité haute dans le rapport hiérarchique entre le comparant (X) et le comparé (Y).

4/ La différence (X≠Y) rapport d’opposition ou de contraste entre le comparant (X) et le comparé (Y).

5/ l’implication (X→ Y) : rapport causal entre le comparant (X) et le comparé (Y).

6/ L’intersection (X  ∩ Y) : rapport d’intermédiarité entre le comparant (X) et le comparé (Y).

7/ Le rapprochement (X ~ Y ) : rapport d’approximation ou de transposition entre le comparant (X)  et le comparé (Y).

8/ Le partenariat (X U Y) : rapport de conciliation entre le comparant (X) et le comparé (Y).

9/ Le parallélisme (X II Y): rapport d’alternance entre le comparé (X) et le comparant (Y)

10/ Le regroupement (X/Y): rapport de singularisation ou de globalisation entre le comparant (X) et le comparé (Y)

 

Le tableau suivant visualise les 10 typologies de correspondances ainsi que les comparateurs qui les régissent :

 

 

 

 

Formule

Rapport

Comparateurs

X = y

Égalité

Aussi, pareil, tel, comme, semblable à, comparable à, conformément à, autant, de même que, autant que, manière, façon, semblable, identique, égal, également, a l’instar de…

X  < Y

Infériorité

Moins que, inférieur à, réduire, en dessous de/au-dessous de, plus bas, ralentissement, diminution, dégradation, moins élevé, pire que,  bas, en chute, baisse, en régression, faible

X > Y

Supériorité

Supérieur à, plus que, au-dessus de, au-delà de, plus haut, plus  élevé, recrudescence, meilleur que, croissance, accélération, augmentation, amélioration, accroissement, fort

X≠Y

Différence

Contre, confrontation, division, rupture, contraire à, contrairement à, contradictoire à, paradoxalement, en opposition, opposé, conflictuel, conflit, en rivalité avec, différent, distinct, non plus

X    Y

Implication

Cause, conséquence, Donc, entraîne, conduit à, a pour conséquence, serait la cause de,  à l’origine de, entrainer, provoquer, produire, déclencher, se transformer en,  devenir, paraître, entraîne,

X  ∩ Y

Intersection

Intervalle, jonction, entre, l’un et/ l’autre,  ni l’un ni l’autre, non plus, soit, parmi

 

X ~ Y

Rapprochement

Tendre vers, considérer, menant vers, orienté vers, Relatif, Presque, paraître, proche de, sensiblement, environ

 

X U Y

Partenariat

Rencontre avec, conciliation avec, réconciliation avec, négociation, collaboration, dialogue, partenariat, entente,

X II Y

Parallélisme

parallèlement à, ou, par rapport à,  adapté à, reproduire, plutôt, ailleurs, de sorte que, certains, ceux-ci, quant à, alternance, transposition

X /Y

Regroupement

Général, particulier, générique, spécifique, Chaque, chacun, seuls les, seulement les… tous les, ensemble

 

La mise en contribution de sphinx permet de dégager systématiquement  la distribution de toutes ces valeurs dans un tableau d’effectifs.

 

Tableau 6 : table de distribution des comparateurs logiques

Les informations contenues dans cette table des contingences sont reparties comme suit dans la carte factorielle ci-après :

 

Figure 5 : AFC comparateurs logiques

Comme dans les précédents tableaux, la gradation est remarquable sur l’axe des ordonnées (axe chronologique). Par contre, sur l’axe des valeurs (axe des abscisses), ce sont des morphèmes exprimant une égalité qui prédominent relativement comme l’illustre en image le graphique conséquent :

 

Graphique 5 : évaluation proportionnelle des comparaisons logiques

Ces dix modalités de correspondance ou de comparaison se déploient dans le corpus dans des contextes d’énonciation différents. En guise d’illustration de leurs manifestations, nous analyserons un comparateur de chaque catégorie dans son environnement discursif.

 

II-1.1. L’égalité

Le premier ministre les accuse de dépendre les autochtones COMME des «alcooliques» et les «toxicomanes».

_______________________t2011  Page 1840 a_______________________________

Dans cette séquence, les autochtones sont comparés aux alcooliques et aux toxicomanes. Le but de cette image est de mettre à nue à tort ou à raison selon le contexte discursif l’irresponsabilité et la dépendance de ce groupe d’individus. Ce stéréotype a pour effet de dépeindre le personnage autochtone comme un cas social.

II-1.2/3. L’infériorité/supériorité

Ce quartier, habité par 30% d’autochtones et plus de 20% d’immigrants d’origine chinoise, est LE PLUS pauvre au Canada avec 80% de ménages dont les revenus se situent EN DESSOUS du seuil de pauvreté.

_______________________t2008  Page 45c_______________________________

Ici dans cette illustration, c’est le degré de pauvreté des autochtones qui est mis en exergue. Il se traduit par l’usage d’un superlatif (le plus pauvre) ou d’un baromètre (en dessous du seuil). Le comparant ici (référence) c’est le niveau de vie moyen au Canada et le comparé c’est la communauté autochtone.

II-1.4. La Différence

Selon lui, la DIFFÉRENCE est encore énorme entre le financement accordé aux écoles sur les réserves et celles à l’extérieur

_______________________t2012  Page 2435 c_______________________________

La différence est un indicateur discriminatoire qui traduit une inéquitabilité ou une inégalité du traitement. Dans la portion de texte que nous avons choisie, le comparant c’est le financement accordé aux écoles canadiennes et le comparé c’est le financement alloué aux écoles des réserves autochtones. La différence marque un décalage ou un écart entre les privilèges ou les priorités accordées aux deux communautés en matière de scolarisation.

II-1.5. L’implication

Car là où se trouve le principal établissement d’hébergement pour Inuits, à l’ouest de Notre-Dame-de-Grâce, certains patients ont été ENTRAÎNÉS dans la drogue et la criminalité À CAUSE des gangs de rue.

_______________________t2010  Page 851a_______________________________

Ce mode de comparaison fonctionne selon le principe de cause  en amont et de conséquence en aval. Selon la logique de cette assertion, les Inuits seraient devenus des criminels et toxicomanes (conséquence) à cause des gangs de rue (causalité).

II-1.6 L’intersection/disjonction

Nous ne sommes NI québécois NI canadiens, pourquoi voterions-nous ?

_______________________t2010  Page 851a_______________________________

Cette intersection qui est un ensemble vide est une double disjonction qui exprime une double exclusion. En effet, les autochtones seraient dans le vaste  territoire canadien des nations entièrement à part.

II-1.7. Le Rapprochement

«Ce n’est pas un hasard si la tuberculose frappe davantage les communautés du Grand Nord : certains autochtones vivent dans des conditions similaires PROCHES DE celles du tiers monde» ,  déplore Camil Bouchard, ex-député du Parti Québécois

_______________________t2012  Page 2478a_______________________________

A l’époque, cette proposition d’entente avait soulevé le mécontentement dans plusieurs villages situés PRÈS DE trois communautés autochtones.

_______________________t2009  Page 285 d_______________________________

Ce mode de comparaison exprime la proximité entre le comparant (plusieurs villages) et le comparé (trois communautés autochtones). Dans la citation connexe, le comparé est le Grand Nord et le comparant est le tiers monde.

II-1.8. Le Partenariat

Les chefs Attikamekws étaient toujours à la table de NÉGOCIATION avec Québec, hier soir vers 22h30. La question des redevances sur l’exploitation de la forêt était au cœur des discussions.

_______________________t2012  Page 2385 c_______________________________

Dans le partenariat, la comparaison ne fonctionne pas selon le principe du vis-à-vis, mais celui de l’entente entre deux parties distinctes qui associent leurs différences dans le but de trouver un compromis. Nous avons d’un côté les chefs autochtones et de l’autre le gouvernement du Québec. Ce qui est comparé ici c’est les arguments ou les propositions des uns et des autres sur la question des redevances sur l’exploitation de la forêt.

II-1.9. Le Parallélisme

Le dernier discours du trône en Saskatchewan a consacré 2010 **année des Métis**, en lien avec la grande commémoration qui se mettra en branle cet été qui nous fera revivre la rébellion ultime de ce peuple fondateur, PARRALLÈLEMENT au conflit qui mettait aux prises AU MÊME MOMENT les Indiens Cris et les Habits rouges.

_______________________t2010  Page 795 c_______________________________

Ce modèle de comparaison exprime la concomitance. Deux actions ou deux évènements relatifs aux communautés autochtones se déroulent au même moment : la commémoration de l’année des Métis et le conflit entre les Indiens Cris et les Habits rouges. Ici, il n y a ni comparant, ni comparé, mais juste une simultanéité.

II-1.10. Le regroupement

Selon un récent rapport de l’ancienne vérificatrice Sheila Fraser, l’écart relatif en matière de scolarité entre Premières Nations vivant dans les réserves et la population EN GÉNÉRAL, s’est creusé au cours des dernières années.

_______________________t2011  Page 1948 c_______________________________

Cette modalité exprime l’intermédiarité entre l’absolu et le relatif dans une échelle de comparaison. Dans le verbatim, l’écart en matière de scolarité entre le comparant (populations canadiennes) et le comparé (Premières Nations) n’est pas évaluée en termes spécifiques, mais plutôt dans la globalité. Le regroupement est donc une comparaison globale dans ce cas spécial ou singulière dans d’autres situations potentielles.

On retient de ce qui précède que les comparateurs logiques introduisent des situations binaires mettant aux prises deux agents : le comparant et le comparé. Les régulateurs de ces comparaisons sont des morphèmes grammaticaux ou des mots-outils portant dans leur sémantèse le sens de l’analogie ou de la transposition. Cependant, toutes les comparaisons ne sont pas des faits logiques régulés par des grammèmes. D’autres se présentent sous formes d’images. Nous les appellerons des comparaisons figuratives.

 

II-2. Les comparaisons figuratives

Les dénominations figuratives sont des référents imagés que les sujets communicants utilisent par transposition ou par contextualisation pour représenter les populations autochtones. Ces images établissent une analogie entre les communautés autochtones du Canada  et d’autres peuples de conditions similaires. Dans le corpus, il est difficile d’en faire une évaluation quantitative, compte tenu de leurs manifestations discursives informelles. Cependant, l’exploration du contenu discursif permet de distinguer 7 grands schèmes d’équivalences :

II-2.1. Grand Nord Québécois / Amazonie

L’Aidesep estime que l’Etat veut avoir les mains libres pour continuer d’octroyer des concessions minières et pétrolières en AMAZONIE, et veut faire dire explicitement à la Loi que les Indiens n’ont, au final, pas droit de veto sur un projet d’investissement.

_______________________t2009 Page 301a_______________________________

Dans cet extrait, le Grand Nord québécois est comparé à l’Amazonie. Les populations autochtones qui habitent ces deux territoires (les Indiens) sont soumises aux mêmes lois discriminatoires et à l’exploitation abusive de leur patrimoine foncier par des compagnies minières accréditées par des gouvernements fédéraux du Pérou et du Canada.

II-2.2. Grand Nord Québécois / Tiers Monde

Ce n’est pas un hasard si la tuberculose frappe davantage les communautés du GRAND NORD : «certains autochtones vivent dans des conditions similaires PROCHES DE celles du TIERS MONDE» ,  déplore Camil Bouchard, ex-député du Parti Québécois

_______________________t2012  Page 2478a_______________________________

Le Canada est l’un des pays les plus riches et les plus industrialisés du monde. Cependant, une fraction de sa population (et plus précisément les communautés autochtones) vit dans la misère, la promiscuité et l’insalubrité, conditions qui sont propres aux pays pauvres ou du tiers monde.

 

II-2.3. Réserves autochtones/ camps de réfugiés somaliens

Les conditions de vie sur cette RÉSERVE sont plutôt caractéristiques des CAMPS DE RÉFUGIÉS de la Somalie africaine, sinon d’un de ces villages récemment pulvérisés par l’aviation en Libye.

_______________________t2011 Page 2077c_______________________________

La structure des réserves et les conditions de vie précaires de leurs habitants (les autochtones) laissent croire aux observateurs des similitudes avec des camps de réfugiés en Afrique.  Comme pour signifier que les autochtones du Canada sont des réfugiés dans leur propre pays.

II-2.4. Autochtones du Canada/ Aborigènes d’Australie

La mise sous tutelle forcée des communautés aborigènes en AUSTRALIE en 2007 est un exemple probant de cette attitude autoritaire qui inspire sans doute les conservateurs CANADIENS (à noter que HARPER a déjà lu un discours littéralement copié sur HOWARD, le premier ministre australien de l’époque)

_______________________t2012 Page 2910c_______________________________

Les mauvais  traitements accordés aux aborigènes d’Australie par leur Premier Ministre sont semblables à ceux que le gouvernement de Harper fait subir Premières Nations du Canada. D’après l’énonciateur, les discours politiques sur les Autochtones au Canada et en Australie sont des copies conformes.

II.2.5 Loi sur les Indiens /Politique d’Apartheid en Afrique du Sud

La LOI SUR LES INDIENS a instauré un système administratif et symbolique qui, rappelle-t-on, dans ce film Club Native, aurait même inspiré le régime d’APARTHEID Sud-africain.

_______________________t2010 Page 703c_______________________________

Cette séquence démontre qu’il existe une adéquation entre la politique d’Apartheid en Afrique du Sud et la loi sur les Indiens au Canada. Ces deux textes de loi sont fondés sur la discrimination et la ségrégation raciales.

II.2.6. Autochtones du Canada/Tibétains en Chine

Quant au TIBET, son urbanisation a été rapide, mais la majeure partie de la population autochtone habite dans des ghettos qui sont a peine plus vivables que des bidonvilles, sans aucun espoir d’obtenir un emploi décent, car ceux-ci sont monopolisés par des immigrés chinois.

_______________________t2008 Page 15a_______________________________

La condition des autochtones du Canada est semblable aussi à celle des Tibétains en Chine. Ce sont des populations qui vivent dans des conditions misérables et précaires, même si au Tibet l’urbanisation est exponentielle par rapport aux réserves autochtones.

II.2.7. Autochtones du Canada/Palestiniens

Au nom d’une terre proclamée sainte et revendiquée par l’occident chrétien par l’intermédiaire d’Israël, les puissances coloniales européennes ont envahi les Amériques et décimé les populations premières… et nous avons tous été PALESTINISÉS.

_______________________t2009 Page 192b_______________________________

L’occupation des terres autochtones au Canada est comparable ici à la colonisation juive en Palestine. Les colonies de peuplement qu’Israël crée en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ressemblent étrangement aux manœuvres d’expropriation foncière dont sont victimes les premiers peuples du Canada.

 

CONCLUSION

Nous avons voulu à travers cet article élucider les mécanismes de dénomination et de comparaison qui sous-tendent le discours journalistique sur les populations autochtones dans la cyberpresse canadienne. Il ressort de nos analyses que pour nommer et même qualifier les autochtones, les énonciateurs utilisent trois modes de dénominations : La générique s’intéresse aux macro-ensembles autochtones. La spécifique circonscrit des ensembles ethniques ou tribaux. L’énonciatif identifie les sujets parlants et détermine l’orientation du discours dans un triple aspect élocutif, allocutif ou délocutif.

Quant à la comparaison, elle se déploie dans le corpus sous deux modalités : la comparaison logique et la comparaison figurative. La première est régie par des morphèmes grammaticaux que nous avons appelé des comparateurs. La seconde obéit aux procédés de transposition.

Mais notre analyse n’avait pas pour seule vocation l’étude quantitative et qualitative  des manifestations  de la dénomination et de la comparaison dans un corpus de presse dans le but de constituer une base de données thématiques. Au delà des mots, c’est l’identité, les préoccupations et les conditions de vie des «Autochtones» dont il est question, car derrière chaque dénomination, se cache un peuple, une histoire, une souffrance et un combat, bref un ensemble de représentations que le cinéaste (Desjardins, 2007) a condensées en images troublantes dans son documentaire. Le discours de presse sur les autochtones est donc un podium qui sert à verbaliser les blessures, les frustrations et les stéréotypes d’une communauté diverse,  «riche d’une histoire de près de 6000 ans» et qui, dépossédée de ses terres et confinée misérablement dans des réserves, tiers-mondisée, palestinisée, discriminée, stigmatisée et marginalisée au quotidien, résiste à toute les formes d’assimilation forcée.

D’après notre enquête, seul un chercheur aborde explicitement la problématique dans une recherche portant sur la relation entre Et pourtant, la matière est bien dense et riche en informations.

 

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6 août 2011

THEORIE ET PROCEDURES DE LA METHODE SYSTEMIQUE

 

 

Martin Momha,

Institut de langue et littérature françaises

Université de Berne – Suisse

 

 

Le modèle structuro-modulaire dont l’instrument d’analyse est « la méthode systémique », est un protocole stylistique consistant en la description formelle de l’ensemble des relations fonctionnelles que les intégrités dynamiques de la fonction poétique entretiennent entre elles.  Dans cet article, nous détaillons les principes théoriques et les procédures méthodolo-giques qui régissent ce concept opératoire hybride.

 

1. Protocole de construction d’une théorie descriptive en linguistique

 

On entend par « théorie » un ensemble d’hypothèses cohérentes formulées, soumises à une vérification et permettant de décrire exhaustivement et de façon non contradictoire un réel ou une donnée empirique. Dans le langage courant, une théorie est une connaissance spéculative basée sur l’expérience ou l’observation, donnant une représentation idéale, éloignée des applications. Elle désigne aussi  un ensemble d’affirmations dont certaines sont des axiomes et les autres des théorèmes démontrables au moyen de règles de logique. Sur le plan pratique, la théorie renvoie à un modèle ou un cadre de travail relatif à la compréhension ou la résolution d’un problème. Elle se fonde sur un conglomérat de principes de base ou d’équations permettant de produire des prévisions expérimentales. Les postulats de toute théorie tiennent compte des considérations de la gnoséologie (théorie de la connaissance au sens scienti-fique du terme) et des exigences de l’épistémologie scientifique qui aide à formaliser des hypothèses en axiomatique simple.

 

Selon A. J. Greimas (1979 : 232), la construction d’une théorie descriptive en linguistique est une démarche en deux temps :

 

a/ La construction conceptuelle et métalinguistique : cette démarche, largement intui-tive, consiste à partir d’un objet posé comme connaissable, à élaborer d’abord un langage de description et à le justifier ensuite à l’aide d’un langage méthodologique pour retrouver finalement le niveau épistémologique où les concepts devront être organisés en axiomatique. De telles opérations explicitent la théorie et lui donnent la forme d’une hiérarchie de métalangages.

 

b/ La formalisation : c’est la transcription en un langage formel de la théorie, à partir de l’axiomatique déjà formulée. Cette seconde étape donne à la théorie le statut hypothético-déductif.

 

Tel que nous le traitons dans cette étude, le texte poétique est un faisceau de structures fonctionnant comme un système, c’est-à-dire une combinaison d’unités dynamiques qui se coordonnent suivant certaines lois de composition interne pour concourir à une application (relations possibles entre des ensembles définis), de manière à constituer une fonction (ensemble des applications possibles). Le texte poétique est donc une application, une fonction, un système.

 

Au regard de cette définition, il ressort que trois indices essentiels carac-térisent un système :

 

a/ La notion d’ensemble : le système sous-entend un ensemble d’éléments hétérogènes ou homogènes possédant chacun des caractères et des propriétés spécifiques.

 

b/ La notion d’ordre : le système sous-entend la disposition et l’arrangement des structures constitutionnelles d’un organisme déterminé.

 

c/ La notion de liaison : le système sous-entend la combinaison d’éléments disparates appartenant à un ou plusieurs ensembles.

 

Si le texte poétique est un système, c’est bien parce qu’il fonctionne, selon l’observation de Jean-François Jeandillou, « comme un champ de forces où s’exerce une permanente tension sémantique et formelle entre la référence au déjà dit et l’orientation vers la fin » (1997 :81). Dès lors, il devient un objet structural et modulaire dont « l’idée d’une analyse implique qu’il puisse se décomposer en éléments constitutifs, et que ces éléments soient mis en relation les uns avec les autres (1997 : 4). C’est sur ce postulat que se fonde la théorie de la méthode systémique en Textologie.

 

2. Les principes théoriques de la méthode systémique

 

Pour qu’un concept opératoire soit fonctionnel, rationnel et dialectique, il faut qu’il repose sur un ensemble de postulats ou de principes. L’analyse structuro-modulaire du texte poétique, dans cette perspective, fonde sa praxis sur six principes cardinaux :

 

2.1. Le compromis des totalités fonctionnelles

 

Ce postulat est développé dans l’analyse sémiologique du langage et des sciences par Noël Mouloud (1969). Adapté à la textologie, il permet de définir le texte comme une mosaïque architecturale dont les éléments hétéroclites concourent à la fabrication du texte. Dans cette systématisation, chaque intégrité dynamique joue un rôle majeur et inaliénable dans la structuration du texte et s’intègre comme opérateur poétique dans le processus de thémati-sation. Le terme « compromis » pourrait avoir une connotation négative, mais dans l’approche systémique du texte, il est plutôt synonyme d’interaction ou d’interdépendance des intégrités dynamiques.

 

 

2.2.  L’éclectisme méthodologique

 

Il s’agit d’un concept opératoire ensembliste qui englobe un conglomérat de méthodes dites  « structurales », méthodes dont le dénominateur commun est le « principe d’immanence ». La praxis de la méthode systémique dont la trame consiste à décrire les différents réseaux qui interfèrent dans une fonction poétique part du postulat formaliste selon lequel « chaque œuvre d’art représente une interaction complexe de nombreux facteurs et par conséquent, le but de l’étude est de définir le caractère spécifique de cette interaction »[1].

 

2.3. L’opérationnalité structuraliste

 

Dans son dessein de décrire l’objet poétique « de telle enseigne que l’on puisse découvrir dans cette reconstitution les règles de fonctionnement de cet objet »[2], la démarche systémique devient une opération heuristique de déstructuration et de restructuration correspondant à la dilatation et à la condensation observées en chimie. Ces deux phases correspondent à une double préoccupa-tion structuraliste :

 

-                De quel pluriel la fonction poétique est-elle faite ? Cette question met en exergue l’hétérogénéité, la complexité et la multipolarité des composantes structurelles du texte poétique. En d’autres termes, cette première étape de l’analyse vise au dépouillement et au dévoilement des attributs particuliers de l’étoffe poétique, c’est-à-dire l’ensemble de ses intégrités dynamiques.

 

-                Comment les unités hétérogènes du texte s’entrelacent-elles dans la fonction poétique ?  Cette question vise à expliciter les différentes relations et interrelations que les corrélats du texte poétique entretiennent entre eux[3], ainsi que les schémas de construction et les procédés de composition sous-jacents que les formalistes russes appellent « fonction constructive » [4] et « signification fonctionnelle »[5].

 

La description des interrelations dans une fonction poétique ressemble à un puzzle dont le jeu consiste, après avoir dynamité la pyramide textuelle dans la première phase, à la reconstruire dans la seconde à l’aide d’une combinaison harmonieuse de ses multiples cristaux, en procédant à une aimantation systématique. Une telle opération qui vise à décrire le système organisationnel d’un texte clos permet aux diverses composantes de s’agglutiner  autour d’un axe ou de fusionner par affinités en vue de constituer un agrégat nucléaire. Cette mise en perspective est une stratégie de réécriture qui repose sur un inventaire exhaustif des constituants du texte qui entretiennent entre eux des relations fonctionnelles.

 

2.4. Le parallélisme isotopique

 

La structure de la poésie, telle que la décrivent les formalistes russes, se caractérise par son « parallélisme continuel » dans les mots et la pensée. Dans cette perspective, le thème qui représente la composante centrale du texte n’est aussi qu’une matérialisation de cette redondance. Rappelons que l’isomorphisme, l’itérativité et la récursivité sont les principales propriétés du texte poétique. La méthode systémique, qui s’inspire de ce postulat, ne considère comme pertinentes dans l’analyse que les structures récurrentes et symétriques, bref des réseaux isotopiques et poly-isotopiques. Ce sont ces différents paramètres que Roman Jakobson développe dans deux articles consacrés, d’une part sous le titre de « Poésie de la grammaire et grammaire de la poésie»[6] et d’autre part sous celui de « Structures linguistiques subliminales en poésie »[7]. Le poème est donc en soi une isotopie, même si cette isotopie, à premier vue, peut être diffuse, opaque, plurielle ou éclatée.

 

L’approche isotopique de la fonction poétique consiste à appréhender l’organi-sation des intégrités structurales du poème à travers des foyers qui en constituent la matrice. La matrice du poème est un noyau fonctionnel ayant des contenus symétriques et homologués par une grille taxique.

 

La lecture isotopique du texte poétique, dans une approche structuro-modulaire, consiste à rassembler et à classer en paradigmes les polyvalences expressives, les parentés lexicales et les équivalences morphosyntaxiques dissimulées dans la gaine du texte. On parlera d’ « isophonie »[8] quand il s’agit de décrire les corrélations d’ordre phonique et prosodique, d’ « isotaxie » quand les occurrences sont d’ordre syntaxique, d’ « isosémie » quand le faisceau des convergences est d’ordre lexical ou sémantique, d’ « isométrie » pour décrire le parallélisme métrique, etc. Il s’agit donc d’une grille opératoire qui rend compte du « parallélisme tautologique » dont parlait Boris Eikhenbaum dans « la théorie de la méthode formelle » (1966 : 79).

 

2.5. Le panstructuralisme systématique

 

Ce principe confond l’analyse à une application et, dans le domaine mathéma-tique, lorsqu’on parle d’application, c’est pour désigner ou caractériser  une relation entre deux ensembles dont  le premier est désigné « ensemble de départ » et le second est « ensemble d’arrivée ». Comme nous l’avons vu au 2.1.2., transposé sur l’analyse systémique du texte poétique, l’ensemble de départ est composé de quatre macrostructures de base[9] et l’ensemble d’arrivée est l’unité nucléaire de la signification appréhendée au prisme d’une grille de lecture concourant à la « mise en thème du texte ». Le sens exerce une aimantation systématique sur toutes les intégrités dyna-miques du texte organisées en réseaux, mieux, en un « conglomérat de motifs structurés ». Toutes les composantes de l’organisme poétique cherchent à se cristalliser autour du pivot nucléaire et contribuent harmonieusement à la totalité organique du sens. Mais comme le sens est transcendantal[10], l’analyse systémique cherchera à décrire sa migration au sein d’un réseau thématique. C’est ce que nous pouvons qualifier de pan-structuralisme systématique.

 

2.6. L’interconnexion modulaire

 

À l’aide des règles et des métarègles, ce principe hiérarchise l’analyse en étapes successives, en phases opératoires dialectiques dont les résultats sont contrôlables. Le texte poétique de type sonnet cesse d’être un objet linguistique en soi pour devenir une pure structure d’ordre algébrique, dénombrable en intégrités dynamiques.

 

Tous ces principes essentiels que nous venons d’énoncer permettent de clarifier notre orientation méthodologique. Mais au-delà de ces principes cardinaux, la méthode systémique comporte aussi des phases et des procédés qui rendent la démarche plus explicite.

 

3. Les phases opératoires de la méthode systémique

 

L’objectif primordial de la méthode systémique, rappelons-le,  est de décrire des réseaux qui interfèrent dans un texte poétique conventionnel et de systématiser la migration du sens, du son et des autres intégrités dynamiques en faisceaux thématiques. Dans sa démarche, la modularité systémique comporte des niveaux d’analyse. Et comme toute description, elle se fonde dialectiquement sur trois phases essentielles : préliminaire, heuristique et herméneutique :

 

3.1. La phase préliminaire

 

C’est un condensé de paramètres d’intégration du texte dans son univers référentiel ou dans son cadre génétique originel. En considérant le texte comme « une formule issue d’un engendrement »[11], la phase préliminaire permet de circonscrire son interstice vital et de dévoiler ses mécanismes de production. Il s’agit donc dans cette phase de déterminer le domaine de définition du réel textuel à travers le dépouillement et l’actualisation de ses seuils, l’exploration des réseaux intertextuels, le sondage des circuits idéologiques et psychoaffectifs, l’exploitation des remous socio-historiques et des conventions artistico-littéraires en vigueur. Bref, la phase préliminaire regroupe en son sein toutes les opérations de validation et de contextualisation de la fonction poétique, mécanismes que nous appellerons « textogenèse » et auxquels Jean Molino prête la dénomination de préalables philologiques[12].

 

 

3.2. La phase heuristique

 

Elle concerne l’inventaire et la classification des différentes couches de la mosaïque textuelle. Ce programme de description correspond à ce nous pourrions appeler plus loin « la déstructuration pyramidale » où chaque intégrité macrostructurelle du texte est identifiée, véritable description architectonique de l’ensemble des ressources de la fonction poétique. Dans la phase heuristique de l’analyse systémique, le dépouillement s’opère au niveau des quatre macrostructures de base du texte.

 

3.3. La phase herméneutique

 

C’est l’étape finale de l’analyse. Elle consiste à soumettre la fonction poétique à un procès de signifiance, en actualisant l’ensemble de ses potentia-lités infratextuelles et métatextuelles: « Le poème dit une chose et veut signifier autre chose »[13]. L’interprétation, en tant qu’entreprise de réécriture, ouvre le poème à un univers de connotations. Ici, l’analyse de la texture poétique est comparable à une équation paramétrique ou algorithmique dont l’inconnu est le sens. Les différentes variations ou connotations figées dans la structure profonde du texte rendent possible la construction d’une infinité de sens. Ceci confirme l’idée de Roland Barthes selon laquelle « les connotations sont la voie d’accès à la polysémie du texte classique »[14]. À chaque variable connotative, correspond donc une sursignification possible. C’est compte tenu de ce dernier détail que Daniel Delas énonçait que « la lecture d’un texte poétique est comparable au maniement d’un kaléidoscope. En changeant de tube de l’appareil, en changeant de niveau de lecture, on obtient une configu-ration nouvelle, un sens nouveau…»[15].

 

 

4. Les niveaux d’analyse de la méthode systémique

 

L’analyse systémique est une approche « totalisante et panstructurale » du texte fonctionnant comme un système clos. Ce canon méthodologique comporte dans sa dynamique cinq modules d’études hiérarchisables en cinq niveaux de description.

 

4.1. L’analyse parastructurale  

 

L’objectif de ce module est la circonscription du domaine de définition de la fonction poétique à travers la manipulation des biographèmes, des réseaux hypotextuels et hypertextuels, des notes péritextuelles et épitextuelles, etc. Ce processus référentiel qui vise à situer le texte dans son contexte et auquel nous attribuons la dénomination de « textogenèse », sert d’introduction à la description systémique qui est essentiellement immanente, puisque l’analyse se réalise sous l’égide du modèle structuro-modulaire.

 

4.2. L’analyse infrastructurale  

 

Pour mieux décrire une fonction poétique, il faut décomposer le corpus en unités macrostructurelles et, lorsqu’on atomise le nucleus textuel, on dé-nombre configurationnellement quatre macrostructures de base rattachées les unes aux autres et concourant à la totalité organique du texte.  L’objectif de l’analyse infrastructurale est donc la description singulière des constituants macrostructuraux de l’organisme textuel, à savoir : la composante esthétique et rhétorique (CER), la composante grammaticale et syntaxique (CGS), la composante phonologique et prosodique (CPP), la composante lexicale et sémantique (CLS).

 

4.3. L’analyse interstructurale

 

Ce module étudie les relations entre les différentes macrostructures de base de la fonction poétique prises deux à deux. Les combinaisons envisagées ici correspondent aux six couplages : (CER - CGS), (CER - CPP), (CER - CLS), (CGS - CPP), (CGS - CLS), (CPP- CLS). Chaque couple relationnel est un sous-module d’analyse.

  

4.4. L’analyse transtructurale

 

Autrement appelé « analyse factorielle », ce programme permet de décrire les rapports entre la structure nucléaire du poème (la topique) et les quatre macrostructures stratégiques. Cette étude donne lieu à une polymérisation dont la formule est la suivante : CTT[16] = (CER+CGS+CPP+CLS).

 

 

4.5. L’analyse métastructurale 

 

Elle consiste à actualiser les significations marginales de la fonction poétique à travers l’exploration de ses réseaux connotatifs. Le texte se transforme en objet infini grâce à l’indétermination de l’univers de ses possibles interprétatifs. En effet, « le non dit d’un texte est l’infini »[17]… puisqu’un énoncé poétique (xp) tend vers l’infini lorsqu’on tend vers son sens (sé).

 

 

Conclusion

 

Le modèle structure-modulaire est une compilation modulaire des principales méthodes d’analyse panstructurale du matériau littéraire. L’objet de cette géométrie analytique est la description des effets alchimiques qui résulteraient de l’interaction et de la transformation métabolistique des intégrités dyna-miques d’une fonction poétique. L’intérêt didactique et scientifique de ce concept opératoire est :

 

·        de regrouper en un modèle unique de description une kyrielle d’approches struc-turales et modulaires centrée sur le texte.

 

·        De dévoiler le caractère polymorphique, prismatique et interactionnel de la « fonction poétique » appréhendée comme une construction formelle, une constellation empirique de représentations et une corrélation expérimentale.

 

·        Enfin de  définir le thème en analyse textuelle comme le résultat global d’un enchaî-nement d’opérations heuristiques et d’applications pan-structurales.

 

 

Bibliographie

 

 

Barthes R., « L’activité du structuralisme », Essais critiques, Paris, Le Seuil, 1964.

Barthes R., Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1972.

Cohen J., Théorie de la poéticité, Paris, J. Corti, 1995.

Delas D., Poétique pratique, Paris, Cedic, 1977.

Eikhenbaum B., « Théorie de la méthode formelle », in Théorie de la littérature, Paris, Le Seuil, 1965.

Greimas A. J.et al., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

Greimas A. J.,  Sémantique structurale, recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966.

Groupe Mu, Rhétorique de la poésie, Bruxelles, Ed. Complexe, 1977.

Hamon H., « La description de l’indescriptible, Littérature et civilisation du XIXème siècle », Compte rendu de la communication au Groupe Hugo, Paris, 19 mai 1990.

Jakobson R., Huit questions de poétique, Paris, Le Seuil, 1977.

Lafont R., Introduction à l’analyse textuelle, Paris, Larousse, 1976.

Molino J. et Gardes Tamine J., Introduction à l’analyse de la poésie II, Paris, PUF, 1988.

Momha M., Les modalités pratiques de l’étude systématique du texte poétique, Yaoundé I, 1992.

Riffaterre M., « L’illusion référentielle », in Littérature et société, Paris, Le Seuil, 1982.

Todorov T., Théorie de la littérature, « Textes des formalistes russes », Paris, Le Seuil, 1965. 

 



[1]. B. Eikhenbaum, 1965 : 65.

[2]. R. Barthes, 1964 : 127.

[3]. M. Riffaterre, 1971 : 264.

[4]. Pour la définition de la notion, lire Todorov, Théorie de la littérature, « Textes des formalistes russes », 1965 : 66.

[5]. Idem.

[6] R. Jakobson, 1977 : 89-108

[7] Ibid : 109-126

[8] Les concepts d’ « isophonie », d’ « isotaxie », etc ont été préalablement définis et détaillés dans Groupe Mu, 1977 : 35

[9] Nous rappelons ici que les quatre composantes de base du texte poétique sont les suivantes : la composante esthétique et rhétorique, la composante grammaticale et syntaxique, la composante phonique et prosodique, la composante lexicale et sémantique. Il n’ y a pas d’ordre dans le classement de ces composantes.

[10] Selon J. Cohen (1995 : 209), « Le sens du texte est inépuisable et pour cela, aucune analyse ne peut prétendre à l’exhaustivité. Le but poursuivi n’est pas la production d’un équivalent métalinguistique de la totalité du sens ».

[11]. J. Kristeva, citée par R. Laffont, 1976 : 55.

[12]. J. Molino, 1988 : 215.

[13]. M. Riffaterre, 1982 : 36.

[14]. R. Barthes, 1972: 15.

[15]. D. Delas, 1977 : 69.

[16]Ce sigle désigne à la fois la composante transtructurale et/ou la composante topique et thématique.

[17] P. Hamon, 1990: 16.

6 août 2011

STRUCTURE ATOMIQUE ET SCHEMAS DE CONSTRUCTION D'UNE FONCTION POETIQUE DE TYPE SONNET

 

 

Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne, Suisse

  

« Structure compositionnelle » et « structure configurationnelle » sont deux notions distinctes qu’utilise Jean-Michel Adam (2005 : 175) dans son programme d’analyse textuelle des discours dont la matrice opérationnelle est « la séquence ». Dans le schéma prototypique qu’il propose pour illustrer les « liages textuels », la compositionnelle concerne le plan et les structures séquentielles qui régissent les typologies textuelles et la configurationnelle traite des macrostructures sémantiques et des macro-actes de discours.

 

En textologie poétique, la configuration désigne l’aspect physique d’une organisation textuelle. Elle est formellement induite par des indices d’ordre esthétique, stylistique et rhétorique. La configuration permet un meilleur formatage ou une meilleure catégorisation des énoncés en genres ou en typologies textuelles. La composition, quant à elle, se rapporte aux agrégats qui forment l’ossature d’un texte poétique - objet prismatique et interactionnel, lieu d’insertion et d’intersection de plusieurs intégrités dynamiques. La composition se rapporte ainsi aux différentes palettes de la mosaïque textuelle. On pourrait donc en déduire que « configuration » et « composition » concernent les procédés de textualisation qui régissent la construction de la fonction poétique.

 

 

1. Structures de la fonction poétique

Etymologiquement, « structure » vient du mot latin struere  qui veut dire construire. Le mot structure signifie donc construction. Mais à l’instar de nombreux items que l’on retrouve dans la langue française, ce terme désigne tantôt un processus, tantôt le résultat de ce processus. Dans cette perspective, « structure » peut parfois avoir un sens dynamique, tantôt un sens statique. Dans son sens dynamique, la structure sous-entend un processus d’engen-drement, synonyme de mouvement. Dans son sens statique, la structure  dénote une organisation matérielle propre à l’émergence d’un sens.

Mais en textologie comme dans  les sciences exactes, expérimentales, sociales, etc., l’on parle de « structure » partout où il y a décomposition et recomposition, partout où il y a description des constituants d’un ensemble fonctionnant comme système. Dans cette perspective, Michaël Riffaterre définit la structure comme « un système formé de plusieurs éléments dont aucun ne peut subir des changements sans entraîner des changements dans tous les autres »[1]. Cette approche définitionnelle est sensiblement la même que celle que propose Noël Mouloud. Ce dernier considère la structure  comme « un système dont les composantes sont en interaction mutuelle »[2].

 

Sur le plan mécanique et ontologique, la structure est une intégrité dy-namique qui s’affirme par sa double fonction : corrélation expérimentale et construction formelle. Elle met en œuvre la capacité inventive de la raison et elle conduit à une mise en œuvre plus poussée des procédés rationnels. La structure concerne surtout les propriétés empiriques. Pour cela, elle est considérée comme un  procédé d’objectivisation inhérent à toute démarche de formalisation.

 

Caractéristiques de la structure poétique

 

On dit d’une structure qu’elle est poétique, lorsqu’elle se caractérise, selon Roman Jakobson, par « la projection du principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison »[3]. Ceci revient à dire en filigrane que, quel que soit le côté par lequel on aborde un poème, il est certain qu’il dépend d’une double organisation paradigmatique et syntagmatique. L’auteur des Essais de linguistique générale  continue en explicitant dans sa thèse que la structure poétique est une construction systématique qui repose sur le « parallélisme continuel »[4]. Le poème, renchérit Michaël Riffaterre, « est une séquence verbale à l’intérieur de laquelle les mêmes relations entre les constituants se répètent à différents niveaux, où la même histoire est redite de plusieurs façons au même moment et à plusieurs reprises de la même façon »[5].

 

On dira donc d’une structure qu’elle est poétique en Textologie, lorsque son organisation est régie par l’isomorphisme, l’itérativité et la récursivité des éléments qui le composent. Cette connotation architecturale est un lien métaphorique que Dominique Maingueneau souligne en ces termes.

 

 « Dans la langue classique, la notion de « structure » entretient des liens privilégiés avec l’univers de l’architecture, mais cette dérive métaphorique suppose un primat indu de spatialité » [6].

 

 

Les composantes constitutionnelles de la fonction poétique

 

La fonction poétique en Textologie est comparable à une mosaïque architecture dont les différentes palettes sont des macrostructures interdépendantes. On en dénombre cinq :

 

La composante esthétique et rhétorique (CER)

La composante grammaticale et syntaxique (CGS)

La composante phonique et prosodique (CPP)

La composante lexicale et sémantique (CLS).

La composante topique et thématique (CTT).

 

Les cinq agrégats de la fonction poétique forment une totalité organique. Cette constitution permet de comparer l’architecture de la fonction poétique à celle des isotopes[7] ou des isomères[8] en physique des corpuscules.

 

Un tel dispositif insinue qu’en Textologie, la fonction poétique est un atome textuel dont le noyau renvoie à la composante topique et thématique (CTT) et les électrons sont des composantes macrostructurelles de base (CER, CGS, CPP, CLS). Le schéma suivant illustre parfaitement bien la structure atomique de la fonction poétique :

 

 

                                CER

 

 

 

CGS                                                              CPP

 

 

 

          CLS

 

 

 

CTT

 

 

 

 

 

 

 

 

Cette disposition implique deux évidences : l’unité ou l’unification du thème et la centralisation de la composante thématique qui devient, pour autant le dire, l’axe central et l’âme de la fonction poétique.

 

Ces constituants, selon la « fonction sémiotique » élaborée par Hjelmslev, regroupent systématiquement les composantes de la texture poétique en deux formants[9] corrélatifs : « le plan de l’expression » et « le plan du contenu »,  ou en deux catégories structurales : la structure littéraire et la structure lin-guistique :

 

« L’analyse de la structure du texte et de ses éléments révèle les relations étroites entre la structure linguistique et la structure compositionnelle thématique de l’ouvrage littéraire. La découverte de cette relation est un résultat des plus importants de l’analyse structurale et fonctionnelle du message littéraire »[10].

 

 

 

 

1.1. Description des composantes  constitutionnelles de la fonction poétique

 

Il n’y a pas d’ordre de valeur ou de grandeur parmi les composantes de base du texte poétique. La description des constituants de l’atome textuel n’obéit donc à aucune préséance.

 

a/ La composante esthétique et rhétorique  désigne la structure canonique ou l’architecture de la fonction poétique. Il s’agit d’une composante qui dévoile l’intégrité physique ou formelle du texte. L’analyse de l’organisation esthétique et rhétorique de la fonction poétique consiste en l’étude des procédés de composition, des techniques d’écriture et des schémas de construction qui sous-tendent la dynamique du texte. La rhétorique, la stylistique et l’esthétique sont les principales disciplines mises en contribution pour une meilleure description de la structure formelle et organisationnelle du texte.

 

b/ La composante grammaticale et syntaxiqueconcerne la disposition, la conca-ténation des éléments de la langue dans le texte, ainsi que l’organisation morphosyntaxique de la fonction poétique. Le parallélisme tautologique du discours poétique polarise la description de l’organisation grammaticale et syntaxique autour de l’analyse des grammèmes (catégories grammaticales) et des isotaxies (structures syntaxiques homologues). Une telle opération permet de cerner comment se forment dans un corpus textuel clos des syntagmes (nominaux ou verbaux), des propositions (indépendantes ou principales / subordonnées ou relatives), les modalités (déclarative, interrogative, exclamative, etc.) et comment leur combinaison contribue à la formation de l’énoncé poétique.

 

c/ La composante phonique et prosodique concerne la distribution des sonorités, la musicalité des mots, les effets mélodiques disséminés dans la gaine textuelle. De façon plus globale, cette structure traite des unités physiologiques et acoustiques de la langue, ainsi que leur organisation dans la formation de l’énoncé. Le texte se transforme dès lors en une partition musicale  dont l’analyse cherche à dévoiler la trame à travers une double opération : la première consiste en l’étude distinctive des composantes de la langue par permutation (axe syntagmatique) ou par commutation (axe paradigmatique) et la deuxième en l’étude linguistique de la valeur expressive des phonèmes : durée, intensité, variation mélodique.

 

d/ La composante lexicale et sémantique  vise à la description de l’organisation sémantique du texte à travers l’analyse des champs lexico-sémantiques qui l’émaillent. La description des unités de signification du texte consiste en l’étude des parentés lexicales, des réseaux et des corrélations sémiques qui sous-tendent la fonction  poétique.

 

e/ La composante topique et thématique  est la composante centrale de la fonction poétique. Elle  est la résultante de l’interaction des quatre premières composantes.

 

1.3. Fonctionnement des composantes de la fonction poétique

 

 

Si l’on s’en tient aux différents agrégats qui le composent, la fonction poétique, comme nous l’avons démontré plus haut, pourrait se définir comme un atome dont le thème est la composante nucléaire. Une transposition mathématique de cette structure fonctionnelle permet d’assimiler l’organisation textuelle d’une fonction poétique à une application dont l’ensemble de départ se compose des macro-structures de base et l’ensemble d’arrivée est l’unité nucléaire du thème. On obtient ainsi une représentation que le schéma suivant visualise :

 

 

CER

CGS                                     CTT

CPP

CLS

 

          Ensemble de départ (E.D)        Ensemble d’arrivée (E.A)

         Composantes de base                     Composante nucléaire

 

En somme, la fonction poétique est une application linguistico-textuelle de cinq macrostructures dont les quatre premières forment l’ensemble de départ (anté-cédents) et la dernière composante représente l’ensemble d’arrivée (images). Si cette structuration est commune à tous les architextes poétiques fonctionnant comme des systèmes clos, chaque sous-genre se caractérise par des propriétés spécifiques, tant sur le plan formel que compositionnel. Le sonnet canonique français qui nous séduit par son organisation systémique est une fonction poétique qui remplit les conditions de l’analyse structuro-modulaire telles qu’énoncées dans les prolégomènes. Aucune autre forme ne réunit en quatorze vers fixité et mobilité, statisme et dynamisme, raison et sentiment, féminin et masculin.

 

 

2. Structures et procédés de composition du sonnet

 

Le sonnet conventionnel est un poème comportant quatorze vers, répartis normalement en deux quatrains suivis d'un sizain (souvent considéré comme la suite de deux tercets). Les deux quatrains présentent le plus souvent, dans la « norme » française, la même disposition des rimes, soit croisées (ABAB), soit embrassées (ABBA) (cependant, deux quatrains sur deux schémas de rimes différents sont possibles). En outre, aux époques anciennes (16ème   et plus tard19ème siècle), une alternance de rimes masculines et féminines devait être respectée. Le sizain doit respecter à son tour certaines normes sur la succession de ses rimes : CCDEDE, CCEDDE (qu'on retrouve beaucoup quand le quatrain est de forme ABBA).

 

Cette forme poétique dans sa variante originelle est apparue en Italie au 13ème  siècle et a acquis ses lettres de noblesse dès le 14ème  siècle, en particulier grâce à Pétrarque dont les sonnets dédiés à Laure demeurent parmi des modèles du genre Canzoniere. Elle a ensuite été très utilisée en Europe, d'abord dans les pays latins (Italie, péninsule ibérique), puis en France lors de la Renaissance, au 16ème siècle, tout particulièrement chez les poètes de La Pléiade (Pierre de Ronsard et Joachim du Bellay), mais aussi chez Louise Labé (Clément Marot en avait composé quelques-uns). La norme pétrarquiste a subi alors de sensibles aménagements, surtout lorsque le sonnet fut importé en Angleterre par Shakespeare.

 

Le sonnet français connut une grande vogue dans la première moitié du 17ème  siècle, la rigueur de sa forme lui conférant un caractère noble, avant d'être délaissé au 18ème siècle. Au 19ème  siècle, il fut exploité à nou-veau par les poètes, d'abord par les romantiques anglais (Words-worth) puis allemands et slaves (Pouchkine), avant d'être réintroduit en France par les Parnassiens (Théophile Gautier), Charles Baudelaire et les symbolistes (Paul Verlaine). Au fil des siècles, détourner la forme contraignante du sonnet est devenu un jeu : nombre des poètes modernes s'y sont adonnés. Les vers du sonnet sont en principe en alexandrin, soit 12 pieds.

 

Malgré l’usure du temps, le sonnet est loin d’être une forme poétique obsolète. Il survit au flux des générations et il survivra à l’ère de la prose. C’est la thèse que soutiennent les poètes Chaunes et Syvoisal[11] dans un sonnet où hommage est rendu à cette forme noble :

 

Le sonnet survivra au siècle de la prose,
Il se plaît dans un cadre et sur l'écran repose,
Il se met en abîme ou transgresse d'un bond
La règle qui dormait d'un sommeil moribond.

Il est le Chevalier puis il devient la Rose ;
Ordre et mélancolie, pinacle et puits sans fond ;
Il grimpe au ciel par un chemin qui se compose
D'enjambements subtils qui défient la raison.

Il est tout à la fois héroïque et coquin,
Sublime et vil, digne et frivole aimant la farce ;
Il sert la tourterelle aussi bien que la garce,

Son théâtre est la vie. Du manteau d'Arlequin
Surgissent des éclairs, des stars, des mannequins ;
Il rassemble en un point nos volontés éparses.

La tradition du sonnet reste donc vivace et contemporaine. Dans un site[12] qui lui est consacré sur la toile, Andrier Laugier rassemble des poèmes et des textes dans lesquels hommage est rendu à ce « grand poème en petit ».

 

Par sa rigidité formelle, sa concision et sa concentration, le sonnet est un système textuel complet dans la forme et dans le fond. Il fonctionne comme un complexe de 168 unités syllabiques disposées en deux quatrains formant un système de huitain et deux tercets formant un système de sixain.

 

Comme toute forme littéraire, le sonnet trouve ses fondements dans des traités et des manifestes qui explicitent son mécanisme. Cependant,  dans nos analyses, il ne sera pas question d’une évaluation historico-littéraire de cette organisation littéraire, mais plutôt d’une étude systémique de ses manifestations textuelles, car « toute forme littéraire ou tout mouvement scientifique doit être jugé avant tout sur la base de l’œuvre produite et non d’après la rhétorique de ses manifestes »[13].

 

Selon le protocole d’analyse en textologie, tout texte, objet d’étude, doit être formalisé ou paramétré. Nous savons déjà que le sonnet est une fonction poétique qui comporte numériquement quatorze vers. Cette assertion pourrait avoir valeur d’axiome mathématique, dans la mesure où il s’agit  d’un paramètre constant resté inviolé par des générations d’auteurs. Malgré sa structure rigide, le sonnet a connu de nombreuses variations qui ont surtout affecté sa construction strophique, notamment dans l’agencement et la disposition des rimes. Etudier systématiquement un sonnet, c’est d’abord comprendre comment cette typologie textuelle fonctionne ; comprendre comment elle fonctionne, c’est d’une part tenter de cerner son évolution dans le temps et dans l’espace et d’autre part élucider les contraintes et les schémas de construction qui le sous-tendent.

 

2.1. Evolution de la structure schématique du sonnet

 

Du sonnet pétrarquiste jusqu’à nos jours, en passant par le sonnet marotique, le sonnet français, le sonnet shakespearien, et d’autres sonnets variés des XIX° et XX° siècles, on peut distinguer schématiquement  cinq grandes charpentes :

 

 

 

 

 

 

 

a/ Sonnet du modèle 1

 

Dans le type (1), les quatorze vers du sonnet sont disposés en deux strophes : un huitain et un sixain. Le seul désavantage dans ce schéma est que la disposition des rimes n’est pas explicite.

 

b/  Sonnet du modèle 2

 

Dans le type (2), la configuration définitive du sonnet est mise en exergue. Le huitain et le sixain s’atomisent en deux quatrains et deux tercets. La disposition des rimes selon le modèle pétrarquiste devient aussi plus systématique et se présente comme suit : ABBA – ABBA – CDC – DCD.

 

c/  Sonnet du modèle 3

 

 

  

Le type (3) reprend la même configuration que le modèle précédent, à la seule différence que, dans les tercets, les rimes présentent une nouvelle formule combinatoire : CCD – EED.

 

d/ Sonnet du modèle 4

 

Le type (4) qui désigne le modèle français du sonnet reprend la structure marotique et modifie légèrement la disposition des rimes dans le dernier tercet.

 

 

e/ Sonnet du modèle 5

 

 

Enfin dans le type (5) développé par Shakespeare, le sonnet tend à se construire sur quatre strophes dont les trois premières sont des quatrains ayant 6 paires de rimes croisées et le dernier est un distique à rimes plates.

 

Ces cinq schémas présentent en diachronie les mutations formelles du sonnet. Aux XIXe et XXe siècles, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, pour ne citer que ces poètes, lui ont insufflé une nouvelle dynamique, sans pour autant désagréger sa formule prototypique. Mais la forme n’est qu’une des contraintes du sonnet ; il existe aussi des normes qui régissent sa composition.

 

2.2. Les contraintes extrinsèques et intrinsèques du sonnet

 

Le sonnet est une fonction poétique qui est sous-tendue par une norme externe et interne. La première concerne la structure rigide généralement en quatorze alexandrins et la seconde fait référence aux  procédés de mise en texte du poème et aux schémas de construction sous-jacents. Dans la composition du sonnet, les contraintes extrinsèques et intrinsèques sont des indices qui régissent la convention esthétique et rhétorique de cette forme poétique.

 

a/ Contraintes extrinsèques

 

Le sonnet régulier français est un poème à forme semi-fixe de quatorze vers composé de trois strophes. Les deux premières sont des quatrains (S1 et S2) construits l’un et l’autre sur le même couple de rimes embrassées. La troisième est un sixain (S3), articulé typographiquement en deux tercets (S3a et S3b). Le sizain est construit sur une rime plate précédant un couple de rimes croisées différentes de la rime plate. De plus, le genre des rimes doit alterner, sauf entre le premier et le second quatrain. Le sonnet régulier se ramène à la disposition suivante : abba abba ccd eed.

 

b/ Contraintes intrinsèques

 

Autour des quatorze alexandrins qui le structurent, le sonnet se présente comme une sorte de syllogisme où les deux quatrains tiennent lieu de prémisses et le sixain est la péroraison. Un tel dispositif transforme cette organisation textuelle en une fresque aristotélicienne comportant un début (une exposition), un développement (le nœud) et une fin (dénouement). Et comme le confirmait   Baudelaire[14] reprenant des propos d’Edgard Poe, « tout dans un poème comme dans un roman, dans un sonnet comme dans une nouvelle, doit concourir au dénouement ».

 

Mais c’est chez André Gendre et Jean Vigne que nous avons pu trouver en détail des paramètres qui permettent de bien cerner le mécanisme interne de construction du sonnet défini par H. Cazalis comme « un grand poème en petit »[15], un chef-d’œuvre artistique qui, au-delà de sa concision et de ses contraintes rigides, charme par son équilibre et son ambiguïté[16]. Ces mécanismes concernent d’une part les schémas de construction et d’autre part, les niveaux de description du sonnet.

 

2.3. Les schémas de construction du sonnet

 

Dans une étude consacrée à Du Bellay et ses sonnets romains, Jean Vigne (1994) propose un essai de typologisation du sonnet. Les critères qu’il retient pour définir les différents mouvements sont des relations logiques (et accessoirement syntaxiques, rhétoriques et lexicales) qui sous-tendent la composition des strophes et, partant de là, la construction du poème. On distingue donc :

 

·         Le mouvement antithétique qui met en exergue une opposition marquée dans la structuration du poème,

·         Le mouvement cumulatif qui comporte des énoncés parallèles ou juxtaposés, renforcés par une structure anaphorique,

·         Le mouvement interrogatif qui s’articule autour de questions po-sées par le poète à l’allocutaire,

·         Le mouvement dialogique qui présente une interaction entre le poète et son allocutaire dans une série de questions/ réponses,

·         Le mouvement déductif qui établit une relation de cause à effet entre les deux parties du texte,

·         Le mouvement d’explication  qui consiste à expliquer à la fin du texte l’affirmation initiale paradoxale ou ambiguë,

·         Le système hypothétique qui dévoile les prémisses et énonce les conclusions,

·         Le mouvement comparatif, implicite ou explicite, qui s’effectue à l’aide des corrélatifs tels que « ainsi » ou « comme ».

·         Etc.

 

2.4. Les niveaux de description du sonnet

 

Au-delà des relations logiques et rhétoriques qui régissent la typologisa-tion et la catégorisation des sonnets,  au-delà des contraintes internes et externe qui régissent sa composition, l’analyse du sonnet repose aussi sur des niveaux de description et des articulations intrinsèques à sa struc-turation.

 

Pour André Gendre (1996 : 10-52), le sonnet se présente comme une forme fixe ou plutôt semi-fixe dont l’analyse est modelée par trois va-riables selon trois niveaux  de description : strophique, syntaxique et sé-mantique.

 

a/ Le niveau strophiqueest essentiellement articulé autour des rimes et du rythme. Il pose le problème de la division et de la délimitation du sonnet par trois systèmes de rimes : abba, abba, ccdede.

 

b/ Le niveau syntaxiqueest un module qui traite la disposition des phrases dans les strophes. Le mariage de la strophe et de la syntaxe permet de distinguer cinq modalités de sonnets :

 

·         Type 1 : une seule phrase enjambe les strophes jusqu’à la fin.

·         Type 2 : le sonnet se développe en deux phrases dont l’une couvre le huitain et l’autre le tercet.

·         Type 3 : une seule phrase pour chacun des quatrains et une troisième pour le sizain.

·         Type 4 : quatre phrases occupent chacune un quatrain ou un tercet.

·         Type 5 : toute disposition différente des quatre premiers types.

 

c/ Le niveau sémantique, enfin, dépend des deux premiers, mais possède également son autonomie. Ce module s’intéresse aux tournures du lan-gage, à la mise en relief des sons et de leurs significations à l’intérieur des vers et à travers le jeu des rimes.

 

2.5.  Les mécanismes argumentatifs dans les types de sonnets

 

Le sonnet canonique fonctionne sur la base d’une dissymétrie entre les deux quatrains (le buste) et les deux tercets (les membres). Les quatrains fixent un problème et le développent. Les tercets apportent la nuance pour appuyer le propos ou le réfuter. Au delà de cette dissymétrie, l’analyse structurale du sonnet  permet de distinguer trois modalités organisationnelles : le type progressif, le type dialectique et le type  cyclique.

 

Le premier type correspond à un développement progressif du sens et à la présence à la fin du poème d’une image ou d’une sentence qui fixe le propos. Le deuxième type est une sorte de ronde où, après une série de légères digressions, l’émotion ou la pensée du début se confirment à la fin. Le troi-sième type correspond au déploiement d’un mouvement et d’un contre-mouvement.

 

On pourrait ajouter à ces typologies une autre classification qui s’appuie sur des articulations énonciatives de la pensée dans le texte.  Ainsi, dans leur étude, W. Mönch et Ch. Sibona[17] s’intéressent à trois catégories de sonnets : le sonnet monologique, le sonnet dialogique et le sonnet trilogique. La première catégorie, favorable à l’expression des sentiments, n’a aucune limite dans sa construction. La deuxième catégorie se fonde sur une dualité née du déséquilibre entre huitain et sizain. La troisième catégorie est bâtie sur un schéma ternaire de type « affirmation – opposition – conclusion » ou encore « exposition – complication – dénouement ». La progression y est mesurée, alimentée par les différents champs de forces qui le traversent.

 

En somme, le sonnet est une fonction poétique qui séduit par ses contraintes extrinsèques et intrinsèques. Il s’agit en fait « d’un grand poème en petit » qui charme  par sa mécanique de précision. La trame du sonnet canonique consiste à représenter verbalement un univers discursif avec 168 unités syllabiques disposées en deux blocs strophiques : un huitain de deux quatrains isostro-phiques, suivi d’un sizain de deux tercets isostrophiques formant un système de rimes complet. Puisqu’il s’agit d’un poème à forme fixe ou semi-fixe, les ressources du sonnet peuvent être évaluées quantitativement et qualitative-ment et les théories qui s’y rattachent peuvent avoir une valeur d’axiome. Une telle prédisposition ouvre ainsi la voie d’accès à une analyse systématique.

 


Bibliographie

 

Adam J.-M., La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin, 2005.

Baudelaire Ch., Œuvres complètes, tome 2, Paris, Gallimard, 1976.

Chaunes S., La furie française. Sonnets croisés, Paris, l’Age d’Homme, 2004.

Gendre A., Evolution du sonnet français, Paris, PUF, 1996.

Greimas A. J. & Courtés J., Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette, 1979.

http:///echos-poetiques.net     -  « les sonnets des sonnets »

Jakobson R., Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963.

Maingueneau D., Genèse du discours, Bruxelles, Mardaga, 1984.

Mouloud N., Langages et structures, Essais de logique et de séméologie, Paris, Payot, 1969.

Riffaterre M., Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971.

Sumpf J.,  Introduction à la stylistique du français, Paris, Larousse, 1971.

Vignes J., « Deux études sur la structure des Regrets », in Du Bellay et ses sonnets romains (éd. Yvonne Bellenger), Paris, Champion, 1994.

Todorov T. et al., Théorie de la littérature, Paris, Le Seuil, 1965.

 



[1]. M. Riffaterre, 1971 : 306.

[2]. N. Mouloud, 1969 : 14.

[3]. R. Jakobson, 1963 : 253.

[4]. Ibid : 283.

[5]. M. Rifaterre, 1971 : 308-309.

[6]. D. Maingueneau, 1984 : 9.

[7] Eléments dont les noyaux ont le même nombre de protons mais un nombre différent de neutrons.

[8] Se dit des corps composés des mêmes éléments et en même nombre, mais dont les propriétés physiques et chimiques diffèrent essentiellement.

[9]. Par « formant », on entend en linguistique « une partie de la chaîne du plan de l’expression correspondant à une unité du plan du contenu et qui, lors de la sémiosis, lui permet de se constituer en signe ». (Greimas & Courtés, 1979 : 89)

[10]. L. Dolezel, cité par J. Sumpf, 1971 :162.

[11]  La furie française. Sonnets croisés

Auteur :

Chaunes, Sylvoisal

Paru le :

10/05/2004

Editeur :

L'Age d'Homme

ISBN :

2-8251-1808-7 / Ean 13 : 9782825118085

 

[12]http:///echos-poetiques.net     -  « les sonnets des sonnets »

[13]. B. Tomachevski, cité par Roman Jakobson, « Présentation des textes des formalistes russes » (in Todorov, 1965 : 9).

[14] C. Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1976 : 343.

[15] H. Cazalis à Baudelaire, « Lettres de juin 1862 », in Stéphane Mallarmé, 1959 : 32.

[16] Aucune autre forme ne réunit en quatorze vers fixité et mobilité, statisme et dynamisme, raison et sentiment, féminin et masculin.

 

[17] Cités par A. Gendre, 1996 : 22-23.

6 août 2011

LA FONCTION POETIQUE EN TEXTOLOGIE : DEFINITION ET CONCEPTUALISATION

La fonction poétique  en textologie poétique : définition et conceptualisation

 

 

Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne, Suisse

 

Dès que le concept de « fonction poétique » est évoqué dans toutes recherches modernes en  linguistique, tous les regards sont braqués sur le schéma de communication élaboré par Roman Jakobson à partir du modèle triadique de Karl Bühler. Mais, selon la filière de recherche dans laquelle il est employé,  ce concept donne lieu à plusieurs interprétations, à plusieurs connotations. En effet, en linguistique comme dans les autres disciplines à prétention scientifique, les concepts n’ont de valeur que par rapport aux définitions qu’on leur prête. Ainsi, nous paraît-il important d’engager un procès terminologique.

 

1. Les approches conceptuelles de la fonction poétique

 

Nul besoin de rappeler que la « fonction poétique » est un concept qui résulte de la conjonction de deux items : fonction et poétique.

 

a/ Fonction

En dehors du domaine professionnel où il désigne un ensemble d’attributions ou de tâches, le terme « fonction » est utilisé dans plusieurs domaines de recherche et sert à désigner des instructions réalisant une certaine activité. En informatique par exemple, un paradigme de programmation dans lequel toute l'application est vue comme un ensemble de fonctions qui s'enchaînent et s'appellent mutuellement est dit « fonctionnel ».

Sur le plan narratologique, « la fonction est l’action d’un personnage définie du point de vue de sa signification dans le déroulement de l’intrigue »[1]. D’après Vladimir Propp, il existe trente et une  fonctions dont l’étude repose sur deux grands critères : « les sphères d’action et les attributs »[2]. En sémiotique, la notion de « fonction » est assujettie à un modèle structural composé de six fonctions de base[3] : destinateur, objet, destinataire, adjuvant, sujet, opposant.

En mathématiques, une « fonction f » est une application qui pour une valeur "x" associe une autre valeur "f(x)" (f de x). La correspondance entre x et son image f(x) se fait suivant une loi qui, en général, ne change pas. Correspondance entre un ensemble A et un ensemble B, telle qu’à tout élément de A on associe au plus un élément de B.

Dans le domaine linguistique qui nous intéresse, Benveniste (1966),  Martinet (1970), Hjelmslev (1979) et  Jakobson (1963) développent autour de la fonction les concepts de « fonction syntaxique », « fonction de communication », « fonction sémiotique », fonction du langage ».

Pour Benveniste, « la fonction syntaxique » est le rôle que tel ou tel élément, défini préalablement comme unité morphologique (adjectif, verbe) ou syntaxique (SN, SV), remplit à l’intérieur de la phrase. Pour Martinet, la fonction principale du langage est « la fonction de communication ». Une approche programmatique en arrive à constituer des listes de fonctions du type « demande », « souhait », « ordre », « attente », etc. Pour Hjelmslev, la « fonction sémiotique » est une corrélation entre deux plans : le plan de l’expression et le plan du contenu. Il s’agit donc d’une relation entre deux variables appelés « fonctifs ». Pour Jakobson, les « fonctions du langage » sont des sphères d’action dont le but est de définir de façon exhaustive l’activité linguistique. Le schéma de communication qui en résulte est une sorte d’axiomatique à partir de laquelle s’élabore toute la théorie du langage.

Ce voyage furtif au cœur de l’univers fonctionnel enrichit notre appréhension des connotations de la « fonction », notion pluridimensionnelle et polyvalente. Il en est de même du terme « poétique » ou de « la poétique » dont les domaines de définition sont ambivalents.

b/  Poétique

La complexité de ce terme vient de prime abord de son statut grammatical. En effet, « poétique » relève parfois du masculin (le poétique) et parfois du féminin (la poétique), qu’il soit utilisé comme substantif (la poétique) ou comme adjectif qualificatif (œuvre poétique).

Quand il est employé au masculin, « le poétique » désigne des attributs d’un être, d’un espace ou des qualités d’un chef-d’œuvre : beau, sensible, émouvant, inspiré, abstrait, hermétique, irrationnel, etc.

Quand il est employé au féminin, « la poétique » désigne à la fois une science (Cohen), un art (Aristote) et une méthode (Todorov).

En tant que science, elle étudie la nature, la structure et le fonctionnement du discours poétique : « La poétique est une science dont l’objet est la poésie »[4]. En tant qu’art, elle se rapporte étymologiquement à la fabrication ou à la création. La poétique, dira Aristote, est « l’art de composer des poèmes tragiques »[5]. En tant que méthode d’analyse littéraire d’inspiration linguistique, elle se réfère aux codes normatifs construits par une école littéraire. Son objet porte sur «  l’élaboration des catégories qui permettent de saisir à la fois l’unité et la variété de toutes les œuvres littéraires »[6].

Dans l’optique de Roman Jakobson, « la poétique » trouve ses principes de base dans la description scientifique de tous les phénomènes littéraires et linguistiques. Il s’agit donc d’une science littéraire dont « l’objet… n’est pas la littérature, mais plutôt la littérarité, c’est-à-dire ce qui fait d’une œuvre donnée une œuvre littéraire »[7]. Il faudra attendre plus de quatre décennies plus tard pour que cette proposition soit énoncée en termes plus clairs : « L’objet de la poétique, c’est avant tout de répondre à la question : qu’est-ce qui fait d’un message verbal une œuvre d’art »[8].

À travers cette orientation, nous comprenons que « la poétique », en tant que science de la littérature, est un concept opératoire qui explore tous les genres du discours. Cette grille analytique, faudrait-il le préciser, fait partie intégrante de la linguistique : 

« La poétique a affaire à des problèmes de structure linguistique, exactement comme l’analyse  de la peinture s’occupe des sciences picturales. Comme la linguistique est la science globale des structures linguistiques, la poétique peut être considérée comme faisant partie intégrante de la linguistique[9] ».

Une telle précision dévoile la double tendance de « la poétique », laquelle est à la fois « poéticité » et « littérarité ». Ce n’est qu’en désambiguïsant ce paradoxe immanent que nous parviendrons à déterminer vers quel axe nous situons notre perspective analytique.

 

1.2. Critique et dépassement de l’acception jakobsonienne de la fonction poétique

Parmi les théoriciens qui ont épilogué sur le concept de « fonction poétique », Roman Jakobson est incontestablement celui qui l’a intégré dans le champ de la linguistique moderne. Ce concept présente des caractéristiques qu’il nous paraît important de détailler au terme d’un parcours définitionnel.

1.2.1.  Ambiguïtés de la fonction poétique de Jakobson

Roman Jakobson élabore un schéma de la communication linguistique dont le but est de déterminer ce que l’on peut faire en se servant de la parole. Son schéma comporte six facteurs : le contexte, le destinateur, le message, le destinataire, le contact et le code. À chaque facteur constitutif du procès linguistique, Roman Jakobson rattache une fonction :

- La visée du référent correspond à la fonction dite « dénotative », « cognitive » ou « référentielle ». - La fonction dite « émotive » ou « expressive » est centrée sur le locuteur et vise à l’expression directe de l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle. - La fonction « phatique » vise au maintien du contact acoustique entre le locuteur et l’auditeur. - La fonction « métalinguistique » consiste à utiliser le langage pour acquérir, analyser ou vérifier le code. - Lavisée du langage en tant que tel, l’accent mis sur le message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique.

 

Au regard de cette description, on peut faire quatre remarques sur les caractéristiques de la fonction poétique jakobsonienne en tant que facteur de la communication :

- Elle a la particularité d’être fortement ancrée dans le domaine linguistique. Elle dépend foncièrement de la linguistique, laquelle « traite de la fonction poétique dans ses relations avec les autres fonctions »[10].

- Elle ne se limite pas seulement à la poésie. Elle englobe toutes les autres formes d’activités verbales : « Toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie, ou de confiner la poésie à la fonction poétique n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse »[11].

- Jakobson distingue deux axes de production du message verbal :l’axe paradigmatique ou l’axe de la sélection est  produit sur la base de l’équivalence, de la simi-larité et de la dissimilation, de la synonymie ou de l’antonymie. L’axe syntag-matique ou l’axe de la combinaison repose sur la contiguïté des éléments de la séquence. Cette observation lui permet d’énoncer que « la fonction poétique  projette le principe d’équivalence de l’axe de la sélection sur l’axe de la combinaison »[12].

-Tout élément de la séquence poétique est une comparaison,d’après Jakobson. La poésie, écrit-il, se caractérise par  « le parallélisme continuel » [13] et la force de cette récurrence consiste en ceci qu’elle engendre un parallélisme correspondant dans les mots et dans la pensée.

En analysant en profondeur le concept de « fonction poétique » adopté par Roman Jakobson pour désigner un facteur de la communication verbale qui caractérise « un message centré sur lui-même », il apparaît contradictoirement que ce concept ne sied pas fondamentalement à la dimension que lui accorde son géniteur. L’argumentaire déployé pour illustrer et caractériser son concept se fonde sur une théorisation parsemée d’ambiguïtés.

Jakobson énonce dans les Essais de linguistique générale  que  « la visée du message pour son propre compte est ce qui caractérise la fonction poétique ». Dans le même chapitre, le théoricien précise que  « toute tentative de réduire la sphère de la fonction poétique à la poésie ou de confiner la poésie à la fonction poétique, n’aboutirait qu’à une simplification excessive et trompeuse ». Cependant, reconnaissant que tout message centré sur lui-même est ambigu et que « les machinations de l’ambiguïté sont aux racines de la poésie », il soutient dans la même lancée, mais dans un autre registre, que  « l’indice organisateur de la poésie est l’intention dirigée sur l’expression verbale »[14]. Jakobson semble donc dire une chose et son contraire, puisque, dans sa dialectique analytique, « poésie » et « fonction poétique » sont deux charges porteuses de vecteurs autotéliques : elles concernent le message centré sur lui-même. Cette contradiction a amené Michaël Riffaterre à prendre position.

1.2.2.  La perception riffaterrienne de la fonction poétique

Dans ses Essais de stylistique structurale, Riffaterre précise l’objet de la stylistique en ces termes :

« La tâche de la stylistique est d’étudier le langage du point de vue du décodeur, puisque ses réactions, ses hypothèses sur les intentions de l’encodeur et ses jugements de valeur sont autant de réponses aux stimuli encodés dans la séquence verbale. La stylistique sera une linguistique des effets de message, du rendement de l’acte de la communication, de la fonction de contrainte qu’elle exerce sur notre attention »[15].

Se prononçant sur les effets du langage à travers une analyse du modèle triadique de Karl Bühler, Riffaterre pense que la communication est struc-turée en cinq fonctions directionnelles et que son intensité est modulée par la « fonction stylistique », la seule centrée sur le message. En établissant osten-siblement une  similitude effective[16] entre la fonction poétique jakobsonienne et sa fonction stylistique qu’il définit comme une linguistique des effets de message et de l’acte de communication, il parvient à lever l’équivoque terminologique. Pour éviter donc toute ambiguïté dans la manipulation de ce concept, la fonction poétique jakobsonienne qui traite de l’art verbal mérite d’être systématique-ment remplacée par fonction stylistique [17] dans le schéma de communication, bien que Riffaterre, après tant d’atermoiements, ait jeté in extremis son dévolu sur la fonction formelle  pour marquer la différence.

 

1.2.3.  Approche systémique et textuelle de la fonction poétique

 

En Textologie, nous entendons par « fonction poétique » une organisation textuelle conventionnellement poétique et qui fonctionne comme un système clos. Il s’agit donc d’une structure sémiotique poly-isotopique qui se caractérise par ses propriétés isomorphes, itératives et récursives, bref, par son « parallélisme continuel et tautologique ».

Sur le plan compositionnel, la fonction poétique est une mosaïque architecturale composée de cinq macrostructures inaliénables formant un atome textuel dont la structure moléculaire et corpusculaire comporte un noyau (autrement appelée « composante nucléaire ») et des agrégats périphériques (qui sont des « composantes de base »). Sur le plan systémique et logico-mathématique, cette organisation poétique fonctionne comme une application texto-textuelle où l’ensemble de départ est un faisceau regroupant les quatre composantes de base et l’ensemble d’arrivée est l’unité nucléaire du thème.

 

Dans sa dimension dynamique, la fonction poétique désigne des mécanismes combinatoires des différents agrégats structurels d’un système poétique. Dans sa dimension statique, la fonction poétique renvoie à toute organisation textuelle  qui regorge en son sein des indices formels de poéticité appelés « poéticèmes ». Ces indices sont des faits de style conventionnels ou pas, caractéristiques d’une doctrine esthétique, d’une tradition littéraire, d’une langue spéciale. La structure formelle, le langage et les procédés de composition constituent les principaux critères qui permettent de sérier les fonctions poétiques, lesquelles se regroupent en deux grands systèmes : le système poétique rationnel et  le système poétique libéré.

 

Bibliographie

Cohen J., Structure du langage poétique, Paris, Garnier Flammarion, 1966.

Greimas A. J.,  Sémantique structurale, recherche de méthode, Paris, Larousse, 1966.

Jakobson R., Essais de linguistique générale, Paris, Editions de Minuit, 1963.

Jakobson R., Poésie moderne russe, Esquisse 1, Prague, 1921.

Propp V., La morphologie du conte, Paris, Le Seuil, 1973.

Rey-Debove J., « Notes sur une interprétation autotélique de la littérature », in Littérature 14, 1974.

Ricœur P., « Entre rhétorique et poétique : Aristote », in La Métaphore vive, Paris, Le Seuil, 1975.

Riffaterre M., Essais de stylistique structurale, Paris, Flammarion, 1971.

Todorov T., Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Le Seuil, 1972.

 



[1]. V. Propp, 1973 : 31.

[2]. Ibid : 96-107.

[3]. Pour une vue d’ensemble, lire A. J. Greimas, 1966 : 172-221.

[4]. J. Cohen, 1966 : 7.

[5]. Aristote, cité par P. Ricœur, 1975 : 18.

[6]. T. Todorov, 1972 : 9.

[7]. R. Jakobson, 1921 : 11.

[8]. R. Jakobson, 1963 : 212.

[9]. Ibid : 211.

[10]. R. Jakobson, 1963 : 212.

[11]. Ibib : 216.

[12]. R. Jakobson, 1963 : 213

[13]. Ibid : 211.

[14]. R. Jakobson, cité par J. Rey-Debove, 1971 : 90.

[15]. M. Riffaterre, 1971 : 146.

[16]. « La fonction poétique correspond évidemment à l’aspect du langage décrit par la stylistique, bien que « poétique » soit une amélioration « d’esthétique », utilisé d’abord par Jakobson et le cercle de Prague ». Cf. M. Riffaterre, 1971 : 147.

[17]. « La différence entre « fonction poétique » et « fonction stylistique » n’a rien de gratuit, mais aujourd’hui, pour éviter de rattacher la terminologie à telle ou telle théorie de la littérature, je tendrais à parler simplement de la fonction esthétique ». M. Riffaterre, Ibid : 263.

6 août 2011

PROSE ET POESIE : APPROCHE COMPARATIVE DE DEUX MODALITES TEXTUELLES ADJACENTES ET ANTIPODIQUES

     Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne, Suisse

 

La description systémique des structures compositionnelles et configurationnelles du texte poétique implique en amont qu’on s’interroge sur la nature de la poésie et sur ses propriétés caractéristiques. On pourrait désigner par « poéticité du texte » ou « textualité de la poésie » toute recherche qui vise à décrire l’espace textuel du poème ou à définir les attributs poétiques d’un texte. Il s’agit en fait de deux variantes d’une problématique complexe que Jean Cohen aborde dans Structures du langage poétique  (1966) et Théorie de la poéticité  (1979). On retrouve également les mêmes thèses autrement développées dans Roman Jakobson (1963, 1973), Jean-Claude Renard (1970), Roland Barthes (1972), Daniel Delas (1973, 1977), Jean-Pierre Balpe (1980), Jean-Michel Adam (1986), Jean Molino (1988) ou Iris Yaron (1994), pour nous limiter qu’à ceux-là. S’il y a des différences dans la façon d’aborder ce sujet tentaculaire, tous ces linguistes font état des mêmes préoccupations : définir la poésie, caractériser son langage, élucider ses manifestations formelles et textuelles, et ce, en confrontant le poétique au prosaïque.

 

1.1. L’essence de la poésie : structures du langage poétique

 

Qu’est-ce que la poésie ? Quelle est la nature d’un texte poétique ? En quoi et sur quoi se fonde le caractère poétique d’un texte ?  S’il est évident que chaque type de texte se caractérise par une constellation de structures et de propriétés spécifiques, par quels principes cardinaux la modalité poétique se distingue-t-elle des autres genres de discours littéraires, à l’instar de la prose ?

 

1.1.1. Statut ontologique de la poésie

 

Qui peut prétendre détenir la définition de la poésie ? Aucun auteur, aucun linguiste et encore moins aucun théoricien ne peut se permettre un tel exercice dans l’absolu, car on ne sait guère en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. Cette incertitude souligne vivement l’énigme que suscite la notion de la poésie. Qu’est-ce que la poésie ? Cette question embarrassante a été reprise par Roman Jakobson  dans Huit questions de poétique. Réfléchissant sur la nature de la poésie, le chercheur tente de cerner  l’essence de la poésie dans ce qu’elle n’est pas :

 

« Qu’est-ce que la poésie ? Si nous voulons définir cette notion, nous devons lui opposer ce qui n’est pas poésie. Mais dire ce que la poésie n’est pas, ce n’est pas aujourd’hui si facile »[1].

 

En effet,  la poésie demeure une notion complexe à cause des ambiguïtés et des antinomies[2] qui l’habitent. Toute esquisse définitionnelle n’est que provisoire ou partisane. Ce constat est bien celui de nombreux critiques qui, au terme de sérieuses investigations, sont arrivés à une désolante conclusion. C’est le cas de Jean Molino, de Georges Mounin et Jean-Claude Renard, pour ne citer que ces trois là.

 

Pour le premier, définir la poésie est « une entreprise périlleuse », une voie sans issue, car « ses définitions sont si nombreuses et si contradictoires… », puisque « pour peu que la définition soit suffisamment claire, on trouvera toujours quelque chose que de bons esprits appellent poésie et qui ne répond pas à la définition »[3]. Pour le second,  « la poésie oppose aux définitions une résistance particulière parce qu’elle est une abstraction »[4]. Et pour le dernier, « il n’existe pas de définition de la poésie, parce qu’elle n’est mesurée par rien d’autre qu’elle-même »[5].

 

Cependant, si la poésie ne se soumet à aucun moule notionnel, elle se prête  néanmoins à des approches spéculatives les plus subjectives et les plus paradoxales.Le dictionnaire Littré par exemple la définit comme « l’art de faire des ouvrages en vers ». Cette conception originelle est non seulement désuète, mais aussi inaccoutumée à l’entreprise poétique, dans la mesure où elle prétend ramener la praxis poétique à une mécanique, en réduisant l’acti-vité du poète à la simple versification. Or ceci n’est qu’une aberration lorsqu’on se situe dans la logique de la poésie moderne, laquelle rejette farouchement les canons et les principes fondamentaux de l’esthétique classique.

 

On note bien qu’autrefois, il existait de vieilles méthodes pour calculer la poéticité d’un texte. A l’époque romantique par exemple, le caractère poétique d’une œuvre se mesurait par rapport à un catalogue de thèmes codifiés tels que « la lune, un lac, un rossignol, des rochers, une rose, un château, etc. »[6]. Malheureusement, il se trouve qu’en fondant le poétique d’un texte dans le thème, on fait de la poésie une sous-discipline de la thématique. Très vite, Roman Jakobson désavoue ce jeu et préconiseune autre approche :

 

« Si la poéticité, une fonction poétique dominante apparaît dans une œuvre, nous parlons de poésie »[7]

 

L’ondoyance de la poésie vient aussi du fait qu’elle résiste même à la critique. On comprend pourquoi Michel Maulpoix la considère comme    « un objet d’étude difficile à cerner, en constante mutation à travers l’histoire, et sur lequel la théorie a peu de prise »[8]. L’essence de cet objet, à croire l’auteur des Adieux au poème,  se trouve non dans la poésie en soi, mais plutôt dans l’œuvre des poètes :

 

« Parler de la poésie conduit la plupart du temps à tenir un discours mal approprié : trop technique ou trop subjectif. Le théoricien désireux de construire un système rigoureux doit se résigner à une navrante déperdition d’efficacité critique… Par les discours qu’on tient sur elle,  la poésie se voit dissoute dans les généralités, plutôt que placée au centre d’une réflexion cruciale sur le langage. C’est plutôt dans l’œuvre même des poètes, sur les marges ou au cœur de leurs poèmes, que des clefs nous sont proposées : les préfaces de Victor Hugo, les lettres de Rimbaud, les Divagations de Mallarmé, les Cahiers de Valéry, la Correspondance ou les Elégies de Rilke, etc. »[9]

 

Parallèlement, pour bien d’autres critiques, la nature de la poésie réside dans l’attitude du poète vis-à-vis du langage. Dans ce sillage, nous pouvons entériner une fourchette de définitions qui tendent à ramener la poésie aux statuts du langage : « une fable des mots»[10], « une expérience du lan-gage»[11],  « une convention du langage »[12]. Tout ce protocole conçoit la poésie comme une motivation orientée du langage.

 

En principe, la Textologie ne prétend pas définir la poésie par le biais d’une signification étymologique ou à travers une explication historico-littéraire, mais elle se propose d’y parvenir par la description systématique de ses structures, par la manipulation de ses intégrités dynamiques. Ce qui nous intéresse le textologue, ce n’est pas la poésie en tant que telle, mais plutôt ses propriétés caractéristiques, ses structures, son fonctionnement et ses manifestations textuelles.

 

En somme, la poésie demeure une notion ambiguë, et « l’ambiguïté est une propriété intrinsèque et inaliénable de tout message centré sur lui-même, bref, un corollaire obligé de la poésie »[13]. La poésie n’est pas définissable par des mots, parce qu’elle est en soi une fable des mots. L’on ne peut guère saisir son essence ou sa nature à travers ses structures canoniques, car elle est formellement une affirmation incessante d’une négation permanente. Elle est entièrement tournée vers le langage. Elle est une attitude du langage et rien de plus. L’expérience de la poésie est identique à l’idée que chaque poète se fait de la nature de la poésie. Toute théorie est donc dans ce sens relative, provisoire ou partisane.

 

Cependant, si la poésie n’est pas intrinsèquement définissable, elle l’est du moins par rapport à d’autres genres ou discours littéraires. Ainsi, l’on ne peut véritablement cerner les subtilités de la modalité poétique qu’en les confrontant à la pertinence de la modalité prosaïque, car comme l’énonce Michel Maulpoix (2005 : 36), « la prose n'est pas la  réserve des formes poétiques, mais la substance sans cesse renouvelée de cet hétérogène qui réclame droit de cité dans le langage. La prose est ce à quoi se mesure la poésie. Ce par quoi elle bouge, s'aventure, se transforme et se renouvelle. C'est par la prose (ou le prosaïque) que la poésie existe et change. C'est par elle que le poème garde le contact avec l'histoire. Le vers n'est rien de plus que l'accélération ou le ralentissement de la prose ».

 

1.1.2. Particularités de la modalité poétique

 

L’un des problèmes majeurs que pose l’appréhension du texte poétique et dont les répercussions sont de grande envergure en textologie est, outre l’essence de la poésie, ses caractéristiques intrinsèques et extrinsèques. En effet, l’on aimerait connaître les indices sous-tendant la poéticité d’une modalité textuelle. Mais comment y parvenir, si ce n’est à travers l’élucidation du conflit prose/poésie ? Cette approche dichotomique nous permettra de déterminer sur quels fondements s’appuie la classification d’un texte dans le paradigme poétique ou prosaïque. Notre observation portera essentiellement sur les aspects suivants : l’organisation spatiale, le mélange des genres, la traduction, la charge moléculaire, le plan de la signification, le plan normatif, les ressources lexicales, le langage.

 

Nous proposons donc dans la suite deux textes : un sonnet (poème à forme fixe) et un extrait de roman (de la prose). En les explorant superficiellement et en les confrontant, nous tenterons de dégager les traits pertinents qui les caractérisent et les singularisent.

 

Texte 1 :

 

Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables !

 

Ce navire se perd, dégarni de ses câbles,

Ces câbles, ses moyens, de ses espoirs menteurs :

La voile est mise à bas, les plus fermes rigueurs

D’une fière beauté sont les rocs imployables ;

 

Les mortels changements sont les sables mouvants

Les sanglots sont éclairs, les soupirs sont les vents,

Les attentes sans fruit sont écumeuses rives

 

Où, aux bords de la mer les éplorés amours

Voguant de petits bras, las et faible secours,

Aspirent en nageant à faces demi vives.

 

(Agrippa d’Aubigné, Hécatombe à Diane, sonnet III)

 

 

 

Texte 2 :

 « Il y a des marches à monter, un hall, un panneau indiquant « Bureau du Maire ».

            Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père.

            Il n’est ni religieux fanatique ni méchant. C’est un homme respectable et respecté. Il bat sa fille lorsqu’elle lui désobéit, il m’a élevée ainsi, dressée à l’obéissance et à la soumission. Il m’a donc battue pour que j’épouse l’homme qui monte les marches devant moi.

            Je me marie devant l’administration française avec un homme que je ne connais pas. Ce n’est donc pas un mariage, mais une formalité forcée. Je pourrais me sauver, dévaler cet escalier à l’envers et crier au secours. Si je le faisais, ma vie ne m’appartiendrait pas pour autant. Une fille éduquée dans cette tradition ne peut et ne sait pas vivre en dehors de la famille et de la protection de ce père dont le rôle est de donner cette fille à un autre protecteur : le mari choisi par lui.

            La formalité n’a duré que dix minutes. L’inconnu a maintenant ce qu’il voulait, et ce n’était pas forcément moi, Leila. N’importe quelle magrébine née en France aurait fait son affaire, pourvu qu’elle soit vierge et de bonne famille »

 

(Extrait du roman Mariée de Force de Leila, Paris, Oh ! Editions, 2004 : 9-10).

 

a/  L’organisation spatiale du texte poétique 

 

Un coup d’œil panoramique sur nos deux textes montre que les structures physiques de la poésie (texte 1) et de la prose (texte 2) ne sont pas identiques. Cette organisation est un indice esthétique qui révèle l’existence d’une rhétorique ou d’une stylistique textuelle que Daniel Delas qualifie de  « scripturalité» ou « spatialisme »[14].

 

En effet, le texte poétique classique, comme celui d’Aubigné, se distingue topographiquement du texte prosaïque à l’instar de celui de Leïla par le caractère perceptible de sa construction, par son « parallélisme continuel »[15] et « tautologique »[16]. Le texte poétique conventionnel est un discours cyclique, contracté en des « périodes verbales égales ou symétriques »[17], en une chevau-chée de phrases syllabiquement équipotentielles (vers). C’est un texte organisé en parcelles argumentatives numériquement similaires (strophes), séparées entre elles par un blanc typographique et sécrétant un jeu isotope au niveau de la structure formelle et même langagière. Justifiant l’importance du blanc typographique pour la vie du poème, Paul Claudel note ceci :

 

« Le rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc est la ressource particulière de la poésie ; c’est pourquoi une page est son domaine, comme le livre est celui de la prose. Le blanc n’est pas seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors, il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration »[18].

 

Dans le texte 1, le cycle du poème conventionnel correspond à celui des vers (versus). Chaque vers est sous-tendu par un jet de douze impulsions syllabiques (alexandrin).  On remarque par ailleurs que la frontière des vers est balisée par un jeu homophonique autrement appelé « rime ». Dans le premier quatrain, les combinaisons rimiques sont les suivantes : impitoyables/frayeurs – cœurs/misérables. C’est donc ces vecteurs eupho-niques qui matérialisent la fin d’un vers et qui confèrent au poème une certaine musicalité.

 

Pour mieux appréhender le fonctionnement et l’organisation scripturale et spatiale du texte poétique, Jean-Pierre Balpe (1980) préconise deux systèmes de codage : le codage visuel et le codage textuel. Son observation porte essentiellement sur le dernier mot de chaque ligne poétique (la rime) : dans le système visuel, ce vocable marque la frontière entre une ligne et la suivante et, dans le système textuel, il désigne les mots qui, au moyen du visuel, acquièrent un poids supplémentaire dans la signification.

Cette assimilation formelle de l’art poétique à l’art plastique est aussi au centre d’une étude commise par Iris Yaron sous le titre : « Poéticité et image du poème ». Dans cet article, l’auteur mentionne que « parmi les différentes caractéristiques du discours poétique, c’est une qualité empruntée à l’art plastique — l’image — et non pas un trait langagier — qui joue un rôle dans l’engendrement de la poéticité »[19].

Cependant,  l’image à laquelle Iris Yaron  fait allusion n’est pas une propriété interne au texte, mais plutôt une caractéristique physique du discours. La poéticité serait donc en partie extrinsèque à la forme poétique, dans la mesure où elle se rapporte à l’architecture ou à la graphie obtenue par le déploiement du poème dans l’espace :

« Le traitement de la forme poétique, qu’elle soit occidentale ou orientale, relève du traitement d’une œuvre plastique :à la coupure des lignes vient s’ajouter la brièveté qui aboutit à une perception du poème dans son entier et d’un seul regard. La saisie de la globalité permet au destinataire de dévier de la linéarité : le traitement qui s’effectue de bas en haut, de la droite ou du centre vers la gauche etc., se rapproche ainsi du traitement d’un art spatial. Ce rapport avec l’art plastique est renforcé par l’impact dela forme poétique sur le processus de sa catégorisation dans un discours ou un genre. Le ‘dessin’ du poème fait appel non pas à la langue — l’essence du discours — mais à l’œil : la codification visuelle implique une immédiateté dans le processus de la classification du texte en tant que poème »[20].

 

Dans tout texte relevant de la poésie classique à l’image du « Sonnet III » de l’Hécatombe à Diane, chaque vers est rehaussé à l’initiale par une lettre majuscule qui marque le début d’une nouvelle période. L’espace textuel du poème versifié est un horizon clos, mécanique et « algébrique »[21], borné paradigmatiquement par le système rimique et syntagmatiquement par le système métrique. Ce mariage harmonieux entre la rime et le mètre est classiquement parlant la marque poétique, en tant que complexe « métrico-rimique ».

 

Par contre, le discours prosaïque - tel celui de Leïla - est un discours rec-tiligne, libre, linéaire et dense, offrant à l’expérience visuelle des schèmes diégétiques accumulés en fréquences ou en blocs narratifs appelés « para-graphes ». Contrairement aux autres discours où le texte occupe majori-tairement le terrain et où les rapports entre le blanc et l’écrit sont constants, dans la poésie, l’espace est flexible et individuel et dessine, à chaque fois de nouveau, ses frontières. Alors que dans la prose la détection du cadre discursif s’opère sur un fondement sémantique, dans la poésie, elle s’appuie sur le visuel et l’acoustique. La coupure des lignes, ainsi que celle des strophes introduisent dans l’art langagier un dynamisme d’ordre plastique et mélodique.

 

b/ Le mélange des genres 

 

Si la poésie est de « l’antiprose » selon l’expression consacrée de Jean Cohen, les frontières de ces deux genres littéraires sont poreuses à telle enseigne qu’elles permettent l’enchevêtrement et l’infiltration de la prose dans la poésie et vice-versa. Roman Jakobson nous dit : « La frontière qui sépare l’œuvre poétique de ce qui n’est pas œuvre poétique est plus instable que la frontière des territoires administratifs de la Chine ».[22] Ce mélange des genres, que nous avons nommé « infiltration », est un procédé stylistique qui consiste à intégrer dans un genre authentique ou original des éléments textuels ou discursifs appartenant à un autre genre. Cette immersion des éléments poétiques dans la prose ou des éléments prosaïques dans la poésie contribue à la création d’un discours mixte, catalogué en deux sous-genres distincts : « le poème en prose » et « la prose poétique ». 

Le poème en prose est une forme hybride, ni nouvelle ou histoire brève, ni poème au sens traditionnel, ce qui complique toute tentative de définition. Suzanne Bernard (1956 : 148) le définit comme « un texte en prose bref, formant une unité et caractérisé par sa « gratuité », c'est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni à transmettre une information, mais recherchant un effet poétique ». (Cf. Les petits poèmes en prose de Baudelaire).

La prose poétique est aussi une forme hybride, mais à la différence du poème en prose, elle fait partie du genre romanesque, tout en étant auréolée d’effets poétiques. On comprend alors pourquoi Robert Sabatier, dans son Histoire de la poésie française du XIXème siècle (1977 : 31-32), classe Chateaubriand dans le groupe des poètes romantiques. Il justifie logiquement son choix par cet argumentaire :

 

« Le lecteur de ces pages pourrait se demander pourquoi Chateaubriand, essentiellement prosateur, apparaît dans cet ouvrage : ce serait alors qu’il ignorerait la magie d’une prose qui porte en elle toutes les caractéristiques du poème, non seulement rythme et nombre, mais aussi la poésie la plus significative du romantisme : mélancolie du poète, enthousiasme religieux, union avec la nature, recherche du passé, histoire vivante et imagée, ouverture sur l’univers, caractère épique et didactique, excellence à magnifier et à sublimer, peinture et musique par les mots, explorations et preuves, passage du clair de lune à l’aube solaire ».

 

c/  L’intraduisibilité de la poésie

 

Prenons le premier quatrain du Sonnet III de l’Hécatombe à Diane et le second paragraphe de Mariée de force de Leïla. Essayons de les traduire automatiquement en anglais en nous servant du traducteur gratuit en ligne (reverso). Voici ce qu’on obtient :

 

Extrait de poésie

Traduction en anglais

« Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables ! »

 

Mercy, ô heavens, ô merciless gods,

Dreadful streams, ô you weak dismays

Which even before the death made die hearts,

In horror, in pity see these miserable!

 

 

Extrait de prose

Traduction en anglais

« Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père ».

 

My name is Leila, twenty one years, been born in France and Moroccan of tradition. This tradition is today still almighty in my sides: my father.

 

 

On remarque à première analyse que dans la traduction anglaise du quatrain, les vers n’ont plus le même nombre de syllabes et qu’au bénéfice de la traduction, la fin des vers n’est plus marquée par un jeu homophonique. En revanche, dans la traduction anglaise de l’extrait de roman de Leila, la syntaxe et le message sont fidèles au texte de base.

 

Ainsi, l’observation que nous pouvons faire de but en blanc est que, si la prose romanesque comme celle de Mariée de force de Leila est facilement traduisible d’une langue à une autre, tel n’est pas le cas d’un poème comme le « Sonnet III » de d’Aubigné. En effet, une traduction fidèle ou authentique du discours poétique est quasiment impossible : traduire la poésie, c’est donc la trahir. Les allégations de quelques critiques corroborent cette assertion. Il s’agit de Jean Cassou, de Robert Frost et  de Roman Jakobson, pour nous limiter qu’à ce trio. Pour le premier, « la poésie, c’est justement ce résidu qui, d’une langue à l’autre, ne passe pas »[23]. Pour le second, « poetry is what gets lost in translation »[24]. Et enfin, pour le dernier, « la poésie, par définition, est intraduisible ; seule est possible la transposition créatrice »[25].

 

Il est vrai que de nombreux poètes, écrivains et linguistes se sont engagés à traduire des œuvres poétiques, mais leur activité n’est qu’une aventure  consistant à faire ressentir aux lecteurs leurs impressions et non des émotions et des significations profondes encodées dans le texte. En effet, comment peut-on traduire une image poétique sans courir risque de la pervertir ou de la dénaturer ? Est-il possible de traduire les quatorze alexandrins du Sonnet III de l’Hécatombe à Diane du français en anglais par exemple, vers par vers, tout en respectant le numérisme syllabique du mètre, la syntaxe rythmique, le jeu des rimes et l’union du sens et de la sonorité qui caractérise la poésie ? Cette entreprise périlleuse, à notre avis, est une véritable gageure. La poésie est un discours absolu dont toute tentative de traduction n’est qu’une profanation ou une désacralisation.

 

d/ Les ressources spécifiques du texte poétique

 

Reprenons de nouveau le premier quatrain[26] du poème de d’Aubigné et les deux premiers paragraphes[27] du roman de Leïla.À première vue, aucune différence dans les mots utilisés. C’est la même langue qui traverse et anime les deux textes. La poésie et la prose se nourrissent donc du même lexique et de la même grammaire.

 

Cependant, cette allégation peut être nuancée ou relativisée si l’on aborde cette problématique en tenant compte des idées de Roland Barthes. En effet, si le premier indice de poéticité dans le poème traditionnel est la forme physique ou l’organisation spatiale du texte comme on peut le voir avec le sonnet d’Aubigné, le second concerne les ressources spécifiques du discours poétique. S’inspirant d’une équation de M. Jourdain, Roland Barthes note ceci :

 

« Aux temps classiques, la prose et la poésie sont deux grandeurs. Leur différence est mesurable. Cette différence n’est pas d’essence, mais de quantité : Poésie = prose + a + b + c . Prose = poésie – a – b – c. (a, b, c,) sont des attributs particuliers du langage, inutiles, mais décoratifs, tels que le mètre, la rime, le rituel des images »[28].

 

Ce constat permet plus loin au théoricien Barthes de conclure que le discours poétique classique est « une prose décorée d’ornements et amputée de liberté »[29]. En analysant cette assertion, on aboutit à une singulière conclusion arithmétique de type : poésie = prose + . Ceci n’est qu’une transposition de ce que notaient déjà les rhétoriciens du groupe μ :  « Le message poétique est à la fois vers et prose ; une partie de ses éléments composants assure le retour, alors qu’une autre assure la linéarité du discours »[30].

 

e/  La polysémie du message poétique

 

Quand on confronte la prose et la poésie, on a tendance à considérer le discours prosaïque,  à l’instar de l’extrait du roman Mariée de force de Leila, comme un discours transparent, neutre, dénotatif, dépouillé de toute ambiguïté, à l’inverse du discours poétique que l’on présente généralement comme un discours oblique et polysémique, et cela, comme on le constatera plus loin avec notre analyse détaillée du « Sonnet III » d’Aubigné, parce que le poème est pailleté d’images et de symboles. La langue poétique est une langue recréée, une langue de connotation[31] où la figure, opérateur poétique, actualise le passage de la langue dénotative à la langue connotative, passage obtenu par le truchement d’une parole qui perd son sens au niveau de la première langue pour le retrouver au niveau de la seconde. Si l’on s’en tient à la fameuse équation de Jean Cohen (« dire flamme pour dire amour est pour le message porter la mention je suis poésie »[32]), la poésie serait plus ou moins une manière indirecte de dire des choses directes. En effet, s’il fallait corroborer cette allégation ou aborder la problématique de la polysémie du message poétique dans le même sens que Cohen, nous prendrions bien à témoin Riffaterre. Ce dernier souligne que la signification du message poétique est tangentielle[33] par rapport à celle du message prosaïque qui est familière ou d’un usage immédiat, car « le poème dit une chose et signifie une autre chose »[34].

 

f/  L’anti-norme du discours poétique

 

Prose et poésie peuvent être considérées comme deux grandeurs dont la première est une référence et la seconde une déviation. En effet, le langage ordinaire du commun des mortels est prosaïque, alors que d’après la légende, seul celui des divinités est poétique[35]. Une telle assertion insinue une hiérarchie de fait entre le prosateur (qui s’exprime en langage ordinaire) et le poète (qui s’exprime en langage démiurgique). La déviation est plus ou moins un procédé stylistique, un pattern linguistique qui signale une anomalie du langage, anomalie au sens de la distanciation à l’égard des normes communes. On dira alors que la poésie est un écart systématique par rapport à la norme qui est la prose, « degré zéro de l’écriture », car elle se caractérise par une violation des codes du langage usuel. Elle se définit donc comme une sorte de « forme pathologique du langage ». C’est bien ce que disait Jean Cohen lorsqu’il notait ceci :

 

« La poésie peut se définir comme un genre du langage et la poétique comme une stylistique de ce genre… le fait poétique devient alors un fait mesurable. Il s’exprime comme une fréquence moyenne des écarts par rapport à la prose… la poésie brise à sa manière les lois du discours ; la poésie se caractérise par un écart systématique à l’égard des normes qui sont celles de la prose… elle est de l’antiprose [36] ».

 

g/ Le vocabulaire du texte poétique

 

Si le langage de la prose et celui de la poésie sont de nature différente, ils utilisent en commun les mêmes signes linguistiques, les mêmes ressources lexicales. Les mots impitoyables, frayeurs, cœurs, misérables, câbles, menteurs, rigueurs, imployables, mouvants, vents, rives, amours, secours, vives (rimèmes du sonnet d’Aubigné), maire, père, moi, lui, famille (derniers mots des paragraphes de l’extrait du roman de Leila), sont tous extirpés du lexique de la langue française et combinés selon les lois de la grammaire et de la syntaxe.

 

En effet, dans la logique de l’écriture, aucun mot n’a a priori une destinée prosaïque et des affinités poétiques innées, car « tous les mots sont capables de contribuer à la production de la poésie, tels du moins que le poète les organise et qu’ils s’organisent eux-mêmes pour constituer le langage spécifique du poème. L’intensité poétique ne se mesure pas en premier lieu à la richesse du vocabulaire, ni à l’invention des termes nouveaux, mais à la puissance et à la nouveauté que prennent les mots dans l’univers singulier du poème »[37].

 

Il n’existe donc pas de discrimination catégorielle entre les vocables du lexique, mais c’est leur motivation, leur intégration contextuelle qui leur confère un statut spécial. La transformation du signe lexical (neutre) en signe poétique (subversif) est un processus stylistique que l’on appelle « la poétisation »[38]. C’est d’elle que parle Boris Eikhenbaum lorsqu’il énonce ceci :

 

 «  N’importe quel élément de la prose, une fois introduit dans la succession des vers, se montre sous un autre jour, mis en relief par sa fonction »[39].

 

La poésie ne constitue donc pas un langage à part utilisant des ressources linguistiques particulières : « Il n’ y a qu’un langage que le poète modifie, pour mieux dire, qu’il transforme complètement »[40]. La différence entre les ressources poétiques et les ressources prosaïques n’est pas une différence de nature, mais de concentration. La poésie est « une expérience du langage »  et le mot poétique est  « un mot prosaïque déformé, réformé, enlevé au langage puis, travaillé »[41].

 

Cependant, les mots du champ poétique se distinguent de ceux du champ prosaïque par leur statut qui fait d’eux des « microcosmes… et quand le poète joint ensemble ces microcosmes… il crée un objet»[42]. Le mot dans un texte poétique cesse d’être simplement communicatif comme en prose, il est perturbateur et agit comme une décharge d’énergies.

 

h/  L’originalité du langage poétique

 

Nous venons de voir que le discours de la poésie et celui de la prose sont de nature différente et que cette différence s’érige au niveau de leur graphie, de leur langage, de leurs structures et de leurs techniques d’écriture : « Le poème se présente comme une forme particulière du langage résultant de la transformation de la parole et de l’écriture en une écriture qui se différencie d’elle»[43]. L’originalité de ce langage réside dans son caractère subversif, c’est-à-dire le pouvoir d’inventer des rapports nouveaux entre les mots et, par conséquent, de produire des significations nouvelles.

 

La mise en cause du langage usuel par la poésie ne signifie pas la dés-tructuration du langage : « Le poète ne détruit le langage ordinaire que pour le reconstruire sur un plan supérieur. À la déstructuration opérée par la figure, succède la restructuration d’un autre ordre »[44]. Cette métamorphose se traduit par un renouvellement constant à l’intérieur d’une façon d’être, c’est-à-dire l’apparition du poème comme un langage qui, tout en utilisant les mots de la syntaxe de la langue usuelle, leur donne à chaque fois un éclairage linguistique inédit, tant par le jeu des rythmes particuliers et incantatoires, que par la manière d’organiser la langue.

 

En somme, la poésie est un certain langage, un langage différent de celui de la prose qui relève de l’expérience quotidienne. La poésie produit des effets que le langage ordinaire ne produit pas[45]. Dans la poésie, il s’agit de dire d’une certaine manière, il s’agit d’opérer un travestissement du langage. Cette motivation stylistique est réalisée par le biais des opérateurs poétiques et des techniques d’écriture, lesquels paramètres permettent d’établir une distinction fondamentale entre deux grands systèmes formels par lesquels se matérialise textuellement la poésie.

 

1. 2. Structures formelles et figures textuelles de la poésie

 

L’évolution et l’entrelacement des courants littéraires caractérisés par des conventions esthétiques, des réformes stylistiques et idéologiques ont pu donner naissance à deux systèmes poétiques diamétralement opposés quant au problème de la forme, de l’écriture et du langage poétique : le système poétique que nous qualifierons d’« algébrique » et le système poétique libéré. Cette taxinomie correspond à la distinction traditionnelle entre poésie classique (texte versifié) et poésie moderne (texte en prose poétique).

 

Dans l’histoire de la poésie française, Charles Baudelaire est souvent présenté comme le virtuose qui a servi de transition à ces deux options ou systèmes. Cette opinion est soutenue par Suzanne Bernard (1956) et Henri Lemaître (1965). Dans leurs recherches respectives, ils donnent un témoignage digne de foi. Dans cette séquence analytique, nous nous proposons de dégager les fondements et les caractéristiques de ces deux systèmes antagonistes qui génèrent naturellement deux figures textuelles de la poésie.

 

 

1.2.1. Le système poétique rationnel ou conventionnel

 

Autrement appelé « poésie intégrale », « poésie rationnelle » ou « poème versifié », le système poétique algébrique se caractérise par l’ordre, la cohésion, la mesure, la rigueur formelle et l’équilibre esthétique. C’est une poésie conventionnée et codifiée par des règles artistiques strictes à l’instar de la versification classique (cf. Boileau, Art poétique).

 

Le système poétique algébrique oblige le technicien du vers à discipliner son souffle créateur, à scander son inspiration en jets équipotentiels et à mouler sa pensée dans une forme mécanique et rigide dont le fonctionnement est régi par des couplages, des symétries, des parallélismes et des correspondances isotopiques de tous ordres. Dans le système poétique algébrique, les intégrités dynamiques s’entrelacent merveilleusement et « s’allument de reflets réci-proques »[46]. Parce qu’il est une poésie qui tend vers une rationalisation à outrance, le système poétique algébrique devient un art protocolaire capable de se soumettre à une géométrie analytique.

 

En somme, la poésie en vers qui caractérise le « système algébrique » est une poésie mesurée. Et parce qu’elle est aussi textuellement géométrique, elle est bornée syntagmatiquement par le système métrique et paradigmatiquement par le système rimique. Ce couplage est sans doute la marque classique de poéticité.

 

En tant que système poétique conventionnel, la poésie algébrique concerne souvent un état physique, moral et social d’équilibre, d’accord entre l’homme et son univers, puisque le mètre régulier, d’après H. Thomas, « marque un souci de sociabilité »[47]. Grâce à ses identités remarquables, grâce à sa structure ordonnée et à ses constructions cycliques, le système poétique intégral devient un moyen d’expression tendant au conformisme, une réification de l’ordre unidimensionnel.

 

1.2.2. Le système poétique libéré ou éclaté

 

C’est une poétique de rupture, de révolution et de désintégration du langage, symptomatique de la poésie moderne. Ce second système est né d’une révolte contre les tyrannies formelles édictées par les précepteurs classiques, conventions obscures qui empêchent le poète de créer un langage individuel lui permettant de sonder le tréfonds des êtres et des choses, de traduire par la magie suggestive et incantatoire des vocables des sensations inédites, de verser dans les moules insondables la matière ductile de ses phrases. Avec le système poétique libéré, le poète cherche à saborder les fondements de l’esthétique traditionnelle d’une poésie « emprisonnée dans le corset des règles étroites, desséchées par le goût de l’abstraction et de la superstition du langage »[48].

 

Par son langage et à travers son écriture, le poète moderne est donc en prin-cipe un « révolté ». Sa rébellion se manifeste contre la raison raisonnante, contre les chaînes de l’habitude et du conformisme, contre le monde et sa création, contre l’ordre social, contre l’homme et sa condition. Il engage l’art poétique dans un réseau qui renonce à devenir un moyen de communication entre les humains, un acte social, un « oui » à l’ordre universel. Sous cette tutelle, la poésie devient une machine montée par l’individu contre l’ensemble de la création, une démarche antirationnelle.

 

Le poète moderne rejette les clartés du « bon sens » et cherche dans l’illogisme, l’inconscient, le ténébreux, le bizarre, l’onirisme, le fantastique et le délire fantasmagorique les clés du monde invisible dont il se propose de dévoiler la trame et les reflets. Le langage devient pour lui l’instrument d’une poursuite métaphysique. Avec l’action magique du Verbe, il procède à une exploration orphique de l’univers. Convaincu que « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles »[49], il s’acharne à « trouver une langue »[50] pour traduire ses visions, à comparer le maniement savant du langage à  « une sorcellerie évocatoire »[51], à retrouver dans le cosmos « l’alphabet magique et l’hiéroglyphe mystérieux »[52] qui permettent le triomphe de l’esprit.

 

Faire acte poétique pour le poète moderne, ce n’est donc pas diriger les vers en se conformant aux canons établis et en pourchassant un idéal d’ordre, d’har-monie et de beauté formelle par le moyen mécanique de l’incantation versifica-trice, mais c’est briser le carcan de la forme et atteindre, par le biais du « dérèglement » [53] et de « l’alchimie du verbe »,[54] les zones les plus inaccessibles du dédale intérieur de l’être.

 

Le  système poétique éclaté se caractérise par des associations spontanées de mots, l’organisation aléatoire du texte, la disposition kaléidoscopique des intégrités, les rapprochements insolites des vocables. C’est un art de puzzle aux contours indécis. C’est cette incongruité structurelle, ce dédain pour de la logique qui a amené Georges Mounin à déclarer que « les poètes modernes sont des convulsionnaires » [55] et que leur art est « un tas de sensations et d’exclamations incohérentes »[56].

 

En somme, la différence entre système libéré et système rationnel, outre la problématique de la forme, se situe au niveau de l’écriture et du langage, car « le problème de la poésie est avant tout le problème du langage poétique »[57]. Roland Barthes fait partie des théoriciens qui se sont intéressés à l’élucidation des rapports entre ces deux systèmes. Dans ses travaux[58], il accorde une partie de ses investigations à la « problématique de l’écriture poétique »[59]. Voici en substance ce qui en ressort :

 

Poésie classique

Poésie moderne

- Dans l’art classique, une pensée toute formée accouche d’une parole qui l’exprime, la traduit.

 

- La poésie classique est animée par un mouvement analogue. Ses mots sont neutra-lisés, absentés par le recours sévère à une tradition qui absorbe leur fraîcheur.

 

- Le contenu classique est une succession d’éléments dont la densité est égale, soumise à la même pression émotionnelle et retirant d’eux toute une tendance à la signification indivi-duelle et comme inventée.

 

- Les confettis classiques sont des confettis de rapports et non de mots.

 

 

- C’est un art d’expression et non d’invention. Les mots sont aménagés en surface selon les exigences d’une économie décorative.

 

 

- Les mots classiques sont en route pour l’algèbre ; plus solidaires du discours, ils opèrent à la façon des valences chimiques dessinant une aire verbale pleine de connexions et de symétries.

- Dans la poésie moderne, les mots produisent une sorte de continu formel dont émane peu à peu la densité intellectuelle ou sentimentale.

 

- C’est une rencontre d’un signe et d’une intention. Il s’agit d’une aventure de l’écriture, d’une chance verbale où va tomber le fruit mûr de la signification.

 

 

- La poésie moderne détruit la nature spontanée et fonctionnelle du langage et ne laisse que des absides lexicales. Le mot éclate au dessus d’une ligne de rapports évidés.

 

 

- Dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu’une extension du mot. C’est le mot qui est la demeure. Il est implanté, il n’a qu’un projet vertical, il est debout…

 

- Sous chaque mot de la poésie moderne, gît une sorte de géologie existentielle où se rassemble le contenu total du nom et non plus son contenu électif comme la poésie classique.

 

- Le mot dans la poésie moderne a une fonction générique, il est une catégorie.

- Chaque mot de la poésie moderne est une boîte de Pandore où s’envolent les virtualités du langage. Il est donc produit et consommé avec une curiosité particulière.

 

Nous pouvons retenir de cette illustration dichotomique que la poésie moderne détruit les rapports du langage et ramène le discours à des statuts de mots. Quant à la poésie classique, elle est un art protocolaire qui recherche la symétrie, la concision et l’équilibre. Toutes ces contradictions qui sous-tendent la praxis poétique trouvent leur fondement dans ce constat de Jean Molino :

 

« La nature de la poésie cherche chaque fois à s’incarner en une poésie naturelle au nom de laquelle telle ou telle convention est soupçonnée, interrogée, utilisée sur ce mode de jeu rejeté… une règle est, dès que l’on a pris conscience qu’il s’agit d’une règle et non d’une nature – invitation permanente à la transgresser… »[60].

 

En somme, l’énoncé poétique se présente sous deux formules textuelles : la formule classique, définie comme un « complexe métrico-rimique » et la formule moderne, dont la caractéristique fondamentale est la désintégration de la forme et du langage, le refus systématique des conventions esthético-doctrinales.

 

Dans l’art en général et dans la poésie en particulier, l’alternance con-tradictoire des générations se traduit par une volonté réformatrice que Th. Maulnier évoque ostensiblement en ces termes :

 

« Il n’est pas de génération de poètes en France, qui n’ait prétendu apporter, outre ses poèmes, une théorie de la poésie, une doctrine poétique, un livre de recettes poétiques. Chaque groupe, chaque école de poètes a conçu, écrit et publié son art ou plus exactement sa morale poétique en forme de traités, de proclamation ou de manifeste. Chaque génération de poètes a prétendu détenir exclusivement non pas le talent, mais la vérité poétique, et a, au nom de cette vérité, condamné sinon les œuvres, du moins les erreurs des générations précédentes… » [61].

 

L’évidence subsidiaire qui se dégage de la démonstration précédente est que la poésie est une valeur qui n’est mesurable que par rapport à la prose[62]. C’est pourquoi Jean Paulhan nous dit qu’« elle est un langage à l’envers »[63], Jean Cohen confirme qu’« elle est de l’antiprose »[64] et Jean-Paul Sartre conclut  qu’« ’elle surgit des ruines de la prose »[65]. Henri Bonnet, quant à lui, situe la différence entre la prose et la poésie au niveau des objectifs :

 

« Le roman atteindra sa fin en peignant des individus, la poésie la sienne en exprimant la nuance… Le romancier devra décrire, raconter, ressusciter, jouer des évènements et des réactions des personnages…Le poète quant à lui, atteindra son objectif en exploitant des ressources musicales du langage, en utilisant des sensations sonores et des rythmes, en utilisant des images et des combinaisons d’images (métaphores, comparaisons) que les mots peuvent évoquer grâce à la mémoire ou à l’imagination » [66].

 

Cependant, malgré la diversité dans la forme, l’écriture et le langage, chaque système poétique correspond à une organisation textuelle typique que nous appellerons « fonction poétique ».

 

 

 

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[1] R. Jakobson, 1977 : 31

[2]. « Les machinations de l’ambiguïté sont aux racines mêmes de la poésie », W. Empson, cité par R. Jakobson, 1963 : 212.

[3] J. Molino & J. Gardes-Tamine, 1992 : 8.

[4]. G. Mounin, 1968 : 56.

[5]. J.-C. Renard, 1970 : 76.

[6] R. Jakobson, 1977 : 31

[7]Ibid : 33

[8]M. Maulpoix, 2005 : 30

[9] Ibid: 32

[10]. J.-C. Renard, 1970 : 28.

[11]. H. Meschonnic, 1970 : 56.

[12]. A. Breton, cité par H. Meschonnic, 1971 : 111.

[13]. R. Jakobson, 1963 : 212.

[14]. La « spatialité » ou la «scripturalité » est la disposition des signes linguistiques dans un espace textuel défini. D. Delas, 1977 :79.

[15] R. Jakobson, 1963 : 215.

[16] B. Eikhenbaum 1965 : 114

[17] Dans la versification classique, le mètre peut être désigné comme une période verbale. Si le poème est isométrique, on parlera de périodes égales ou symétriques.

[18]. P. Claudel, 1963 : 119.

[19] Iris Yaron, 1998: 19.

[20]  Iris Yaron, 1998: 19.

[21]Cet adjectif est utilisé dans le sens que lui atteste Roland Barthes : « Les mots classiques sont en route pour l’algèbre ; plus solidaires du discours, ils opèrent à la façon des valences chimiques dessinant une aire verbale pleine de connexions et de symétries » (1972 : 34).

[22]R. Jakobson, 1977 : 33.

[23] J. Cassou, cité par H. Meschonnic, 2000, 37

[24] R. Frost, cité par  L. Untermeyer, 1963 : 59

[25] R. Jakobson, 1973 : 89.

[26] « Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables ! »

[27] « Il y a des marches à monter, un hall, un panneau indiquant « Bureau du Maire ».

Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père… »

[28]. R.. Barthes, 1972: 33.

[29]. Ibid: 34.

[30]. Groupe μ, 1982 :153.

[31]. « La connotation est la voie d’accès à la polysémie du texte classique (…) c’est le départ d’un code, l’articulation d’une voix tissée dans le texte … ». R. Barthes, 1973 : 93.

[32] J. Cohen, 1966 : 87.

[33] On peut contester la thèse de la polysémie exclusive du message poétique, car bien qu’elle ne soit pas autant constitutive qu’en poésie, l’ambiguïté se retrouve aussi quelquefois dans la prose.

[34]. M. Riffaterre, 1982 : 91.

[35] Dans sa définition originelle, la poésie est le langage des dieux.

[36]. J. Cohen, 1966: 14-49.

[37]. J-C. Renard, 1970 : 32.

[38]. « La poétisation » est un procédé par lequel, dans un contexte donné, un mot s’impose à l’attention du lecteur comme étant non seulement poétique, mais encore caractéristique de la poétique de cet auteur. Cf. M. Riffaterre, 1985 : 178.

[39]. B. Eikhenbaum, 1965 : 64.

[40]. Groupe μ, 1982 : 19.

[41]. H. Meschonnic, 1970 : 60.

[42]. J.-P. Sartre, 1948 : 22.

[43]. J.-C. Renard, 1970 : 22.

[44]. J. Cohen, 1966 : 50.

[45]Ce phénomène requiert quatre concepts de base qu’on approfondira ultérieurement lors de l’analyse détaillée des sonnets :- Le concept de paradigme- Les classes d’équivalence selon la position dans la séquence parlée ou écrite- Les classes d’équivalence du point de vue sémantique- La convergence des types d’équivalence.

 

 

[46]. S. Mallarmé, 1995 : 366.

[47]. H. Thomas, 1948 : 111.

[48]. S. Bernard, 1956 : 98.

[49]. Lire A. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, Charleville, 15 mai 1871.

[50]. « … j’invente une langue » – Cf. Mondor, 1941 : 144.

[51]. « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une sorcellerie évocatoire ». C. Baudelaire, article sur  T. Gautier, Œuvres, Tome 2, 1959 : 471.

[52]. G. de Nerval, Aurelia, Deuxième partie, chapitre 1, 1978 : 86.

[53]. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement des sens » A. Rimbaud, « Lettre du voyant », 1971.

[54]. A. Rimbaud, Oeuvres, 1954: 232.

[55]. G. Mounin, 1968 : 45.

[56]. Ibid : 46.

[57]. H. Lemaître, 1965 : 31.

[58]. R. Barthes, 1972 : 24-52.

[59]. Idem.

[60]. J. Molino et al., 1988 : 164.

[61]. T. Maulnier, 1939 : 52.

[62]. « Entre poésie et prose romanesque, la différence est moins qualitative que quantitative. C’est par la présence de l’écart que se distinguent ces deux genres ». (J. Cohen, 1966 : 22).

[63]. J. Paulhan, 1944 : 76.

[64]. J. Cohen, 1966 : 49.

[65]. J.-P. Sartre, 1948 : 42.

[66]. H. Bonnet, 1951 : 13.

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6 août 2011

LA TEXTOLOGIE : ANALYSE DU DISCOURS OU LINGUISTIQUE TEXTUELLE ?

 


 

Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne  

 

Chaque fois qu’un nouveau concept ou une nouvelle grille d’analyse voit le jour dans le domaine linguistique, la critique et les usagers s’interrogent sur ses fondements, son opportunité, ses particularités procédurales et ses rapports avec d’autres disciplines du même champ d’investigation. Dans un souci de vulgarisation de la théorie modulaire du « compromis des totalités fonctionnelles », le but de ce manifeste est de définir le cadre théorique de la Textologie, d’expliciter son objet d’étude et de comparer ses principes fondamentaux à ceux qui régissent l’analyse du discours d’Eddy Roulet et  la linguistique textuelle de Jean-Michel Adam.

 

1. Exploration du champ d’investigation de la Textologie

 

La textologie est encore une discipline linguistique peu explorée par des chercheurs et des critiques qui n’arrivent pas toujours à bien définir ses principes, à bien circonscrire ses frontières et à bien cerner son objet d’étude.  Cet exercice est rendu difficile par le fait que la Textologie éclot dans un contexte dominé par « l’analyse du discours »[1], « l’analyse textuelle »[2] et « l’explication de texte » : trois disciplines adjacentes qui, selon  Jean-Michel Adam (2005 : 60), « souffrent d’un manque de réflexion relatif à l’établissement de leur objet d’étude ».

 

1.1. Analyse du discours et textologie 

 

Selon Dominique Maingueneau, l’analyse du discours est « une discipline qui relève des sciences sociales et dont l’appareil est soumis à la dialectique de l’évolution scientifique qui emporte ce champ… Elle se distingue d’autres pratiques d’analyse de texte par l’utilisation de la linguistique. Elle a affaire à des textes produits dans le cadre d’institutions contraignant fortement l’énonciation dans lesquels se cristallisent des enjeux historiques, sociaux, etc. qui délimitent un espace propre à l’intérieur d’un interdiscours »[3].

 

La prolifération des travaux se réclamant de l’analyse du discours (AD) permet aujourd’hui à cette discipline d’être qualifiée de joker pour un ensemble indéterminé de cadres théoriques. C’est un champ vaste comportant plusieurs tendances, un véritable no man’s land situé à la confluence de plusieurs sciences du langage, voire des textes. Jean Caron souligne « qu’elle recouvre des entreprises très hétéroclites qui vont des études de la statistique lexicale jusqu’à des théories de sémiotique textuelle »[4]. Sa variabilité est liée aux multiples définitions greffées sur le concept de discours, définitions dont la plus anthropologique à notre avis est celle que propose Michel Foucault :

 

« Un ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et dans l’espace, qui ont défini à une époque donnée et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exer-cice de la fonction énonciative »[5].

 

L’analyse du discours aujourd’hui est balkanisée en tendances, en disciplines et même en écoles : l’école de Genève, l’école française, l’école américaine, etc.

 

Le mot « textologie », en ce qui le concerne, a été employé pour la première fois par Tomachevski (1928) dans un sous-titre d’un livre qu’il a publié à Léningrad : « L’écrivain et le livre. Esquisse de textologie »[6]. Ce terme a été repris plus tard par Roger Laufer (1972) dans un essai intitulé Introduction à la textologie . Dans cet ouvrage dont le sous-titre est « vérification, établissement, édition des textes », l’auteur définit la textologie comme une discipline qui « étudie les conditions générales d’existence des textes » (1972 : 5). Cette définition  intègre la textologie dans le paradigme des sciences de la communication à l’instar de la philologie classique et médiévale.

 

Mais avec l’évolution des recherches dans le domaine des sciences du langage et du discours, la textologie se confond  avec  la textualité et débouche sur  une «  sémiologie scientifique des textes » (Roger Laufer 1972 : 9). Dans l’analyse systémique, nous la définissons comme une discipline, mieux une science, dont l’objet est le texte ou les structures de texte. En effet, la textologie étudie la nature, la composition, les propriétés, le fonctionnement, les conditions de production et les mécanismes d’interprétation des typologies textuelles.

 

L’analyse du discours et la textologie opèrent sur le même matériau : le texte. Mais leur démarche et leur conception de l’objet textuel sont parfois distinctes :

 

a/ L’analyse du discoursétudie le texte comme un phénomène linguistique et comme une manifestation idéologique. Elle intègre dans le champ d’analyse des disciplines voisines comme la sociologie, l’histoire, la psychologie, etc. L’analyse du discours étudie les formations discursives institutionnalisées, c’est-à-dire un « regroupement d’énoncés dispersés entretenant entre eux une relation essentielle de filiation et définissant une identité énonciative histori-quement circonscriptible »[7]. L’analyse du discours (AD) s’intéresse à l’ensemble du circuit discursif : genèse du discours, situation d’énonciation, problèmes de communication, etc.

 

b/ La textologie,quant à elle, est « une discipline qui analyse les particularités et les problèmes des structures de texte »[8]. Elle peut aussi être perçue dans une approche philologique comme une activité consistant en l’étude des « problèmes généraux relatifs à la vérification, l’établissement, l’édition et à la publication des textes »[9]. Le dictionnaire électronique Answers.com la définit comme « l’étude scientifique du texte littéraire ». On comprend donc logiquement pourquoi elle est une hésitation prolongée entre l’analyse littéraire et l’analyse linguistique. Il s’agit donc d’une discipline mitoyenne dont le but est de décrire la littérarité et la textualité des types de textes pris dans leur singularité et leur individualité. Tout en reconnaissant la relation architextuelle (qui range le texte dans une catégorie de discours) et paratextuelle (qui lie le texte au contexte), la textologie considère le texte comme un corpus clos, « une pratique signifiante autonome », une matérialité de la langue, un système de formes convergentes, de rapports mutuels, de lignes de force et de correspondances internes sur le plan des thèmes et du langage.

 

En somme, la différence entre la textologie et l’analyse du discours rejoint celle qui existe entre l’énoncé et le discours ; différence que L. Guespin dévoile ostensiblement :

 

« L’énoncé, c’est la suite des phrases émises entre deux blancs sémantiques, deux arrêts de la communication. Le discours, c’est l’énoncé considéré du point de vue du mécanisme discursif qui le conditionne. Ainsi, un regard jeté sur un texte du point de vue de sa structuration en langue en fait un texte, et l’étude linguistique des conditions de produc-tion de ce texte en fait un discours »[10].

 

La textologie est donc une science qui a affaire aux structures du texte individualisé, singularisé, une science dont l’évolution dialectique révèle quatre grands enchaînements[11].

 

1.2. Les mouvements d’émergence de la science du texte

 

Les mouvements de la science empirique des structures du texte se composent de quatre grands moments : la phase exégétique, la phase philologique, la phase didactique et la phase analytique.

 

a/ La phase exégétiqueconsiste en l’interprétation des textes anciens, des textes sacrés et des textes occultes à l’instar des grimoires, des œuvres cabalistiques, des passages bibliques, etc. Le texte est considéré ici comme un champ d’hiéroglyphes que l’exégète, personnage illuminé ou initié, cherche à désambiguïser. L’interprétation est à la fois ésotérique et fantastique.

 

b/ La phase philologique associe l’histoire à la réflexion sur les textes. Bertil Malmberg retrace dans ses travaux tout le projet philologique, en mettant en exergue le rôle du philologue :

 

« On a appelé la philologie le plus difficile des arts de lire. En d’autres termes, le rôle du philologue est de déterminer le contenu d’un document utilisant une langue humaine. Le philologue veut connaître la signification ou l’intention de celui dont la parole est conservée par l’écrit. Il veut aussi atteindre la culture et le milieu au sein desquels ce document a vu le jour et comprendre les conditions qui en ont permis l’existence… La philologie n’est pas la servante d’autres sciences. Elle vient à point nommé aux historiens du droit, de la religion, de la littérature, aux philosophes qui veulent interpréter les textes »[12].

 

c/ La phase didactiqueconsiste en l’utilisation du texte comme support de l’enseignement d’une langue. Ici, la pratique textuelle est reconnue comme un module important de la didactique du français. Les principaux exercices de composition française opérés à partir du texte sont : lecture suivie et expliquée, compréhension du texte, explication du texte, exploitation de texte, étude de texte, reconstitution de texte, etc. Exercice global par excellence d’écoute et d’expression, d’écriture et d’orthographe, et même de commentaire stylistique, sans compter l’approche d’une littérature et d’une civilisation, le texte littéraire, conclut Roger Petitjean,  « est un instrument de perfectionnement, d’imprégnation et d’acquisition de la langue »[13].

 

d/ La phase analytique, enfin, se présente aux yeux de certains critiques comme une manière moderne de « suppléer au territoire laissé vacant par la philologie traditionnelle »[14]. D’après Dominique Maingueneau,  « elle résulte à l’intérieur d’une certaine tradition, d’une pratique scolaire et d’une conjoncture intellectuelle… et la pratique scolaire sur laquelle s’est appuyée l’Analyse du Discours est l’explication de texte »[15]. Véritable carrefour linguistique, le texte est au centre de multiples explorations.

 

2. Essai de définition du texte

 

S’il y a une donnée autour de laquelle gravitent toutes les théories en linguistique et en études littéraires, c’est incontestablement le texte. Sa définition est donc loin d’être univoque. En effet, matériau malléable, chaque linguiste lui atteste une couleur originale en fonction de l’orientation qu’il aimerait donner à son étude.

 

 

Patrick Charaudeau définit le texte comme  « la manifestation matérielle de la mise en scène d’un acte de communication, dans une situation donnée pour servir de projet de parole d’un locuteur donné »[16]. Cette approche considère le texte comme le « produit-résultat »[17]d’un acte énonciatif. Dans ce sillage, le texte et le discours sont des notions consubstantielles, puisque sur un plan purement pragmatique, le discours selon Dominique Maingueneau est « l’énoncé considéré dans sa dimension interactive, son pouvoir d’action sur autrui, son inscription dans une situation d’énonciation (un sujet énonciateur, un allocutaire, un moment, un lieu déterminé) [18].

2.1. Approche structuro-modulaire du texte

En textologie, le texte est loin d’être synonyme du discours comme cela est le cas dans certaines approches énonciatives et pragmatiques. Pour éviter toute confusion terminologique, l’acception qui est la nôtre correspond à la fameuse équation de Jean-Michel Adam (1990 : 19) que Jean-François Jeandillou (1997 : 109) met en exergue : Texte = discours – contexte. On retrouve également cette équation dans  Dominique Maingueneau (1976 : 2) et Patrick Charaudeau (1983 : 28).

Pour ces linguistes, le texte peut être traité comme « une archive » c’est-à-dire « une sorte d’énoncé ». Et dans l’opposition texte / discours, le contexte se réduit à la situation de communication. D’où les formules suivantes :

·        1) énoncé + enonciation (situation de communication)  = discours

·        2) texte + contexte = discours

 

Ces formules de base permettent d’établir les équivalences suivantes :

 

·        1) enonce = discours – situation de communication

·        2) texte = discours – contexte

·        3) texte = enonce

 

En transposant ces équations sur le plan structuro-modulaire, nous retenons la formule suivante :

 

·        texte = discours – composante pragmatico-énonciative

 

Ainsi, en enlevant au texte son contexte, c’est-à-dire la composante prag-matico-énonciative, le produit final qui en résulte est une matérialité de la langue. Cette approche statique du texte que nous réhabilitons dans l’approche structuro-modulaire du texte, est également approuvée et soutenue par François Rastier (2005 : 73) :

 

« Dans l'Analyse du discours (à la française), le discours a partie liée avec l'énonciation et le texte avec l'énoncé, si bien que le texte peut se définir comme du discours décontextualisé ; le travail du linguiste consistant alors à remonter du texte vers le discours, et ultimement à ses "conditions de production" en s'appuyant notamment sur les prétendues "marques" de l'énonciation, que l'on croit localisables ».

 

 

Sur le plan structural, on appellera « texte » une galaxie de signifiants[19], un tapis de signes linguistiques structurés en phrases et extraits d’un corpus discursif. Il peut renvoyer au discours en tant que « production verbale écrite constituée par une suite de phrases ayant un début et une fin et présentant une certaine unité de sens »[20]. D’après Roland Barthes, le texte est un tissu[21] qui a toujours été pris pour un  « produit, un voile tout fait, derrière lequel se tient plus ou moins caché le sens » [22]. La théorie du texte qu’il a élaborée et que la textologie a adoptée porte la dénomination de hypos, « c’est-à-dire le tissu et la toile de l’araignée »[23].

 

Sur le plan modulaire, le texte se définit comme une mosaïque architecturale ou une organisation prismatique composée de structures hétéroclites liées les unes aux autres dans une relation systémique ou dans « une totalisation en fonctionnement » (Daniel Delas, 1973 : 46). Une telle orientation qui prône « une autonomie et une autotélicité du texte »[24] ne s’accorde véritablement qu’avec le texte poétique, le seul type de texte littéraire « dans lequel la langue n’est pas utilisée comme support d’un discours, mais comme constituant du message ». [25]

 

2,2. Les propriétés et les réseaux du texte

 

Le texte est un « vaste réseau de relations hiérarchiques entre des constituants, une architecture de formes chargées de sens, portant elles-mêmes leurs propres significations ».[26] Il se caractérise par :

 

- Sa diversité : il n’y a pas un texte, mais plusieurs types de textes. Et dans le domaine littéraire, l’idée du texte est inséparable de l’idée du genre, de la forme, du mouvement...

 

- Sa linéarité : le texte est un enchaînement d’éléments linguistiques disposés dans l’ordre syntagmatique et combinés selon les lois de la grammaire.

 

- Son unité : le texte est une totalité organique dans la forme et dans le fond, « une dialectique très souple entre les détails et la totalité »[27]. Il a un début, un enchaînement logique de séquences et une fin.

 

- Son hétérogénéité : le texte est une mosaïque où se combinent harmonieusement des composantes hétéroclites.

 

- Son interdépendance : bien qu’il soit singulier dans sa nature, le texte n’est pas une monade : « Il est absorption et transformation d’un autre texte »[28]. Il entretient avec la société, l’histoire et bien d’autres textes des rapports intertextuels que Julia Kristeva appelle idéologèmes[29].

 

Ce phénomène d’échanges intertextuels et interdiscursifs qualifié d’hété-rogénéité montrée [30] par Jacqueline Authier et auquel Mikhaïl Bakhtine donne le nom de dialogisme[31], est transposé dans le domaine littéraire par Gérard Genette sous la dénomination de transtextualité,  définie comme « tout ce qui met le texte en relation manifeste ou secrète avec d’autres textes »[32].

 

La transtextualité, selon Gérard Genette, peut s’analyser en cinq grands domaines :

 

- L’intertextualité : c’est-à-dire la présence effective d’un texte dans un autre : citations, plagiat, allusions, etc.

 

- La paratextualité : relation d’un texte à son entourage (titres, intertitres, préfaces, épigraphes, illustrations, commentaires marginaux, etc.).

 

- La métatextualité : elle correspond aux commentaires sur d’autres textes.

 

- L’architextualité : elle range le texte dans une taxinomie, dans une typologie de discours.

 

- L’hypertextualité : toute relation unissant un texte B (hyper-texte) à un texte antérieur A (hypotexte).

 

Le texte n’est donc qu’un système ostensible de réemplois ; c’est le lieu où d’autres textes sont convoqués, réutilisés, mis en spectacle ; «  une confi-guration ouverte, sillonnée, balisée par d’autres réseaux de références, réminiscences, connotations, échos, citations, etc. »[33].

 

Hiérarchie de constituants, le texte est aussi une certaine disposition matérielle. Parmi les éléments qui permettent de circonscrire sa configuration et de structurer sa linéarité en une succession de fragments complémentaires qui organisent l’interprétation, on évoquera le rôle joué par « les marqueurs d’intégration linéaires »[34]. À côté des facteurs qui portent sur l’organisation textuelle à un niveau macrostructurel, figurent d’autres exigences fondamen-tales inhérentes à la continuité du texte : une exigence de progression et une exigence de répétition. La compréhension de la dynamique textuelle implique que soit étudiée la manière dont se réalise cet équilibre. D’une part, il convient de cerner la variation du discours à travers la systématisation des phénomènes anaphoriques, et d’autre part, d’élucider la mise en thème du texte. C’est dans cette perspective fonctionnelle que se situent les travaux des linguistes de l’Ecole de Prague[35].

 

2.3. Spécificités du texte littéraire

 

Le type de texte qui nous intéresse en Textologie est naturellement le texte littéraire. Et, d’après A. J. Greimas, « le domaine littéraire se distingue lui-même des autres domaines autonomes (religion, droit, etc.), en ce qu’il ne se caractérise pas par une zone particulière de la substance du contenu… L’originalité des objets littéraires semble pouvoir se définir par une autre particularité de la communication : l’épuisement progressif de l’information, corrélatif du déroulement du discours »[36].

 

Pour des raisons de simplification didactique, cette caractéristique est plus explicite dans des manuels de didactique du français. Selon D. Labouret, trois critères[37] permettent de définir et de circonscrire un texte littéraire : la fonction, la forme et le code :

 

- La fonction du texte littéraire n’est pas utilitaire.Il recourt à la fiction, à l’imagination, alors que les textes non littéraires renvoient priori-tairement au monde réel. Un texte qui avait en son temps une finalité pratique peut être jugé aujourd’hui littéraire quand il accomplit entre le sens et la forme un accord remarquable.

 

- La forme est donc primordiale : le texte littéraire est apprécié pour la qualité de son écriture. Le langage lui-même fait l’objet d’une recherche, d’une invention : la fonction poétique est au premier plan. Le texte littéraire recourt plus que d’autres aux figures, est riche en connotations. Il préfère en effet l’expression indirecte à l’expression directe. Il est volontiers en relation avec d’autres textes (reprises de thèmes anciens, citations, parodies, allusions…)

 

- Le code que respecte le texte n’est pas seulement le code de la langue, mais le code esthétique. Le texte littéraire s’inscrit dans un genre reconnu, met en occur-rence (ou met en cause) des règles (concernant la composition d’une tragédie, la convention d’un roman, la versification d’un poème…). La communication littéraire suppose le partage d’un code commun entre auteur et lecteur… 

 

2.4. Paramètres de classification des textes littéraires

 

La problématique des typologies textuelles reste et demeure une notion confuse, surtout dans le domaine littéraire, à cause de la non pertinence des critères de validation. Pour catégoriser des textes littéraires, certaines études linguistiques se focalisent sur des paramètres discursifs et énonciatifs.[38] D’autres, par contre, tablent sur des indices rhétoriques, stylistiques et esthétiques[39] tels que la forme, le genre, le mouvement littéraire, les procédés de composition, etc.

 

À la suite de Gérard Genette (1986), J-M Schaeffer, (1989) et Marc Bonhomme (2008), nous pouvons énoncer de façon axiomatique que cinq grands paramètres président à la classification des textes littéraires : la forme, le mode d’organisation du discours, le registre ou la tonalité, le genre et le mouvement littéraire[40].

 

Formes

Discours

Registres

Genres

Mouvements

Poétique

Prosaïque

Théâtrale

Narratif

Descriptif

Explicatif

Injonctif

Argumentatif

Informatif

Comique

Elégiaque

Epique

Lyrique

Satirique

Tragique

Comédie

Elégie

Epopée

Poésie lyrique

Pamphlet

Tragédie

 

L’humanisme

La pléiade

Le classicisme

Les lumières

Le romantisme

Le parnasse

Le naturalisme

Etc.

 

 

En somme,  il existe une gamme infinie de paramètres régissant la classi-fication des textes. Chaque école valide les critères qu’elle juge pertinents pour ses analyses et ses théories. Un texte peut en lui seul combiner les cinq paramètres : poétique (forme) + descriptif (discours) + élégiaque (registre) + sonnet (genre) + romantique (mouvement)…

 

Mais la classification ou la catégorisation des textes littéraires n’est pas le seul problème de la textologie ; il y a aussi dans une autre dimension le sens de lecture, c’est-à-dire l’acte par lequel l’on pénètre l’univers d’un texte, on l’explore et on le systématise.

 

En effet, le texte en soi n’est qu’une masse inerte et compacte, sans lumière et sans repères que certains critiques qualifient de « discours mort ». Pour l’animer, pour actualiser toutes ses potentialités, il faut le soumettre à une « réécriture ». Cet acte dynamique qui permet au lecteur de collaborer à la production du texte et du sens est la lecture :

 

« L’objet littéraire  est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement ; et pour la faire surgir, il faut un acte concret qu’on appelle la lecture »[41].

 

Tout texte suppose donc a priori un lecteur potentiel animé de motivations personnelles, un lecteur ayant une certaine compétence intellectuelle et placé dans un contexte situationnel, lequel lecteur convertit les signes écrits en un ensemble organisé d’unités de sens à travers la concrétisation. Cette opération s’opère au long du processus que Franz Rutten[42] répartit en cinq phases : la perception, la sémantisation, l’identification sémiotique, le traitement cognitif, l’évaluation.

 

L’univers du texte littéraire, c’est l’univers de la langue : « La langue est comme une nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain… elle enferme toute la création littéraire à peu près comme le ciel, le sol et leur jonction dessine pour l’homme un habitat familier »[43]. Parler du texte, c’est évoquer l’écriture. Evoquer l’écriture, c’est envisager un code. Le texte devient alors un tissu codé, connoté et la lecture le processus de décodage, le procès de signifiance.

 

Il existe plusieurs sens de lecture d’un texte littéraire et chacun, selon ses techniques et ses objectifs rigoureusement définis, en actualise les poten-tialités : « Le texte dans sa masse est comparable à un ciel plat et profond, à la fois lisse, sans bord et sans repère… le commentateur y trace des zones de lecture afin d’observer la migration du sens, l’affleurement des codes, le passage des citations… »[44]

 

Tiraillé entre l’analyse du discours et la linguistique textuelle, le texte devient un objet œcuménique ouvert à de nombreuses tentatives d’approches modulaires.

 

3. Analyse modulaire et textuelle du discours : état de la question

 

Il serait superflu et même fastidieux de vouloir faire le procès de toutes les déclinaisons de la linguistique moderne depuis Ferdinand de Saussure jusqu’à nos jours[45], car, qu’il soit stylisticien, rhétoricien, grammairien, lexicologue, sémioticien, phonologue, pragmaticien, etc., il n’ y a point de linguiste qui n’ait parlé grosso modo dans ses recherches du discours, du langage, de la  parole, de la langue ou du texte.

 

De nombreuses études et publications centrées sur ce sujet soulignent la diversité des disciplines et leurs spécificités conceptuelles et méthodologiques. Quoique, par leurs principes, la textologie  et la  méthode systémique  se réclament du structuralisme et du formalisme, pour des raisons heuristiques, je ne mettrai ici en exergue que deux tendances ou deux orientations de recherches qui ont influencé la construction de la science du texte dans ses fondements épistémologiques. J’éévoquerais sans ambages l’analyse modulaire du discours  d’Eddy Roulet et l’analyse pragmatique et textuelle des discours  de Jean-Michel Adam.

 

 3.1. Analyse modulaire du discours : le modèle de  Roulet

 

C’est vers les années 1990 qu’Eddy Roulet a commencé le développement de l'approche modulaire du discours à l’école de Genève, projet qu’il justifie dans son hypothèse de base comme une  alternative à la dispersion qui caractérise les recherches dans le champ de l'analyse du discours. Après un examen approfondi des approches existantes[46], ce chercheur, constatant une « tendance largement répandue à la sectorialisation des champs d'analyse »[47], s’attelle à mettre sur orbite un modèle satellitaire qui prendrait en compte toutes les dimensions du discours. Il peaufine son programme, constitue une équipe[48] de recherche subventionnée par le FNRS[49] et se fixe un objectif méthodologique : construire un modèle et un instrument d’analyse modulaire permettant de rendre compte de l’organisation de tout discours, qu’il soit oral ou écrit, monologique ou dialogique, littéraire ou non littéraire. Les principes fondamentaux de l’analyse modulaire du discours ont été posés et reformulés dans Roulet (1991, 1995, 1996 et 2001).

 

L’hypothèse scientifique qui sous-tend la démarche rouletienne est fondée sur le fait que la construction et l’interprétation du discours sont soumises à trois types de contraintes : situationnelles (liées à l’univers de référence et à la situation d’interaction); linguistiques (liées à la syntaxe et au lexique de la (ou des) variété(s) de langue(s) utilisée(s)) et  textuelles (liées à la structure hiérarchique du texte). Ce postulat permet à Roulet d’élaborer un dispositif de cinq modules définissant cinq types d’informations de base qui peuvent être décrites de manière indépendante : les modules interactionnel et référentiel (qui relèvent de la composante situationnelle), le module hiérarchique (qui relève de la composante tex-tuelle) et les modules syntaxique et lexical (qui relèvent de la composante linguistique) (Roulet, Filliettaz & Grobet 2001 : 44).

 

L’analyse de la complexité du discours amène Eddy Roulet à distinguer les dimensions du discours, correspondant aux différents modules du système (lexical, syntaxique, hiérarchique, référentiel et interactionnel) et les formes d’organisations (polyphonique, topicale, etc.), dont la description relève du couplage entre des informations issues de modules et/ou de formes d’organisation.

 

Le modèle d’analyse du discours de l’école de Genève n’a pas été établi d’un seul jet. Le processus de formalisation a duré environ une décennie. Après tant de réformes et de réaménagements, le produit final qui en résulte est une architecture hétérarchique, laquelle, selon G. Sabah (1989 : 49), « autorise l’interrelation entre des informations d’origines linguistiques, textuelles et situationnelles, en synchronie comme en diachronie ». Un tel dispositif permet par ailleurs de « décomposer la complexité de l’organisation du discours à un moment de son évolution, sans nier les interrelations qui jouent un rôle dans la production, l’interprétation et dans l’évolution diachronique de celui-ci » (Roulet, Filliettaz & Grobet 2001: 29-32).  

 

La démarche de Roulet a été saluée du point de vue épistémologique, si l’on s’en tient au jugement de valeur émis par Anne-Catherine Simon  (2001, 52). D’après cette dernière, « aucun autre modèle actuel de discours n’atteint ce degré de précision, de réflexion épistémologique et d’éclectisme au sens positif du terme ».

 

Cependant, sur le plan pratique, le modèle proposé suscite encore quelques reproches dont le plus flagrant est sa prétention à l’universalité. Vouloir décrire toutes les formes d’organisation de discours à l’aide d’un instrument unique de description, soit-il modulaire, tend à décomplexifier le discours.

 

Théoriquement, on peut analyser à l’aide d’un instrument modulaire toutes les formes d’organisation de discours ; mais cette hypothèse scientifique n’est plausible que si l’on reconnaît en amont que les discours sont différents les uns des autres par leurs formes, leurs plans d’organisation, leurs structures compositionnelles et leurs propriétés énonciatives, et que si on essaie de paramétrer le modèle en tenant compte de ces variations typologiques car, ce qui est valable pour la prose, ne l’est pas forcément pour la poésie que l’on définit généralement comme « un discours à l’envers » ou un langage spécifique formant un système complet.

 

En effet, le langage poétique est « le revers du discours ». Et comme le mentionne Michèle Aquien (1997 : 19) en se référant à un verset de Saint-John Perse, « il est l’autre versant du langage… Tout en se greffant sur du discours, ce langage n’est pas destiné à la communication… il ne connaît pas la linéarité grâce à sa polyvalence et à sa densité.»

Si donc « la poésie est de l’anti-prose » selon l’expression consacrée de Jean Cohen (1966 :49), cet écart manifeste suscite une autre problématique : peut-on décrire le discours de la poésie avec le même instrument ou le même schéma descriptif que celui du discours ordinaire ? La structure particulière du texte poétique et l’obliquité du langage poétique ne doivent-elles pas conduire à la formalisation d’un  modèle d’analyse spécifique ?

 

Par ailleurs,  pour être analysable, tout discours oral ou écrit, littéraire ou non, a besoin d’une forme matérielle, c’est-à-dire d’une manifestation textuelle, puisque nous ne connaissons jamais que « des énonciations énoncées ». Cette hypothèse justifierait le concept d’ « analyse textuelle des discours », domaine de prédilection de Jean-Michel Adam dont les travaux sont centrés, pour la plupart, sur la linguistique textuelle et aussi sur la stylistique dont il défend  la modularité en ces termes :

 

« L’opération de modernisation de la stylistique passe, presque naturel-lement, par la fusion œcuménique des travaux de linguistique énonciative, pragmatique et textuelle, de sémantique et sémiotique, de rhétorique et de poétique[50] ».

 

3.2. Analyse textuelle des discours : le modèle d’Adam

 

Le champ d’investigation de Jean-Michel Adam est l’analyse textuelle des discours dont il est l’un des spécialistes contemporains reconnus. Ce dernier propose de placer son approche sous un double parrainage : d’une part, la translinguistique des textes ou des œuvres de Benveniste et d’autre part, la métalinguistique de Bakhtine.

Tout comme Roulet, Adam a balisé son champ d’études en lui ouvrant progressivement des perspectives nouvelles. Vers les années 1990, le chercheur publie ses Eléments de linguistique textuelle où il définit équationnellement le discours  comme une association du texte et du contexte : « Discours = texte + contexte ». Par contexte, il sous-entend la composante pragmatico-énonciative.

Mais son souci de construire « une théorie de la production co(n)textuelle de sens qu'il est nécessaire de fonder sur l'analyse de textes concrets » (2005 : 3) va le conduire, dans la continuité de ses recherches, à renoncer à la décontextualisation et à la dissociation entre « texte » et « discours » qu’il préconisait jadis, intégrant ainsi la linguistique textuelle dans le domaine plus vaste de l'analyse du discours. Cette tangente opère un recouvrement entre deux orientations qui n'ont ni la même origine épistémologique, ni la même histoire : la linguistique du texte et l'analyse du discours.

Bien qu’évolutives, les théories de linguistique textuelle diffusées par Adam ont des noyaux durs et nous n’avons aucunement la prétention de passer en revue l’ensemble des ouvrages et publications qui s’y rapportent. La quintessence de ses travaux sur l’analyse modulaire des typologies et des structures de textes est consignée dans deux ouvrages qui permettent de cerner les fondements de la linguistique pragmatique et textuelle. Intitulé  « Le texte et ses composantes. Théorie d’ensemble des plans d’organisation », le premier essai[51] est exposé dans Les textes. Types et prototypes (1997). Le second essai, « La structure configurationnelle et compositionnelle du texte », est développé dans La linguistique textuelle. Introduction à l’analyse textuelle des discours (2005).

Dans le premier essai, Adam réitère que la linguistique textuelle, telle qu’il la conçoit, n’est qu’une sous-discipline de l’analyse du discours. Cependant, le cadre théorique qui est le sien est la pragmatique et l’approche systématique :

« Le découpage des plans d'organisation de la textualité et l'importance que je viens d'accorder aux prototypes séquentiels ne doivent pas masquer le fait que l'analyse de discoursest la finalité profonde de ma réflexion linguistique. C'est par la pragmatique textuelleque je me propose de retrouver l'analyse de discours. Les notions théoriques que je dégage doivent permettre de mieux classer les faits linguistiques à observer lors d'une analyse textuelle un peu systématique ».

À l’instar du modèle d’Eddy Roulet, la théorie de l’organisation séquentielle des textes développée par J.-M. Adam (1997 et 2005 : 19-44) se fonde sur un faisceau de contraintes et de compétences linguistiques des sujets. Il en distingue trois :

- Les contraintes discursives(celles des genres), liées à des pratiques discursives toujours historiquement et socialement réglées.

- Les contraintes textuelles, liées à l'hétérogénéité de la composition, dont rendent compte les plans d'organisation.

- Les contraintes locales d'une langue donnée,sur les plans phonique et (ortho)-graphique, lexical, grammatical, sémantico-logique.

Ces trois paramètres lui permettent d’élaborer une architecture qui détaille les modules ou plans complémentaires.

Pour décrire scientifiquement les typologies en linguistique textuelle, Adam va abandonner la notion de « superstructure » qui gouvernait ses premiers travaux pour celle de « structure séquentielle des textes ». En définissant le texte comme « une structure hiérarchique complexe comprenant n séquences — elliptiques ou complètes — de même type ou de types différents »[52], il corrobore la complexité de son objet d’étude et s’affirme comme un théoricien de la modularité :

« La complexité textuelle est observable et abordable d'un point de vue typologique à la seule condition d'adopter par ailleurs un point de vue modulaire »[53]. 

En définissant le texte comme « une configuration réglée par divers modules ou sous-systèmes en constante interaction » (2005 : 21), Adam formalise un modèle d’analyse qui résume l’organisation textuelle en cinq modules :

a/ Plan de la visée illocutoire et de la cohérence.Ce module (où se rejoignent l'analyse textuelle et une analyse discursive attentive aux conditions de production /interprétation) est gouverné par deux principes majeurs :

 - Le principe de la hiérarchie. Celui-ci définit un texte comme  un acte illocutif dominant étayé par des actes illocutoires subsidiaires rattachés à l'acte dominant par des relations dont le caractère correspond aux fonctions que ceux-là remplissent vis-à-vis de celui-ci .

- La visée illocutoire,  conduite dialogiquement orientée vers autrui. Celle-ci définit tout texte comme ayant un but explicite ou non.

b/ Plan des repérages énonciatifs. Ce module décrit les principaux types de repérages énonciatifs (oral, écrit, historique, proverbial, scientifique, poétique) et définit les mécanismes d’ancrage de la tonalité énonciative d’un texte à partir d’un changement de ses plans d’énonciation.

c/ Plan de la cohésion sémantique. Ce module définit le thème global d’un énoncé, en le représentant par une  macrostructure sémantico-référentielle analysable en terme d’isotopie et de cohésion du monde représenté. 

d/ Plan de la connexité.Ce module, qu’on peut intégrer partiellement dans la « grammaire de texte », relève de la stylistique.

e/ Plan de la séquentialité : Ce module (le plus intéressant du plan d’organisation  et de la typologie linguistique) concerne l’hétérogénéité compositionnelle du texte. Il définit la séquence comme une unité constituante du texte composé de macropropositions dénombrables en n micro-propositions. Cette définition hiérarchique est  la condition première d’une approche unifiée de la séquentialité textuelle. Les combinaisons des séquences qui définissent l’unité compositionnelle d’un texte sont généralement complexes à cause de leur hétérogénéité.

Les modules énonciatif et séquentiel sont complémentaires et aucun ne constitue, à lui seul, une base de typologie susceptible de rendre compte intégralement de tous les aspects linguistiques de la textualité.

Toujours dans le même registre, Jean-Michel Adam (2005 : 175) développe dans sa théorie les postulats d’une linguistique pragmatique et textuelle des discours. Il démontre que le texte est à la fois une structure compositionnelle et configurationnelle : la première organisation traite du plan et des structures séquentielles qui régissent les typologies textuelles et la seconde concerne les macrostructures sémantiques et les macro-actes de discours.

Ce qui fait la complexité de l’approche d’Adam, c’est qu’elle combine dans une seule étude deux disciplines aux orientations bien distinctes : l’analyse de texte et l’analyse du discours. Cette analyse s’opère autour d’une macrostructure stratégique et dynamique dénommée « séquence », puisque le texte n’est autre que le produit ou le résultat de la succession ou de l’enchevêtrement de séquences plus ou moins dominantes. Cette oscillation peut poser de sérieux problèmes épistémologiques, notamment dans la redéfinition ontologique du texte : le texte est-il une matérialité de la langue ou une manifestation discursive ?

Conclusion

Nous sommes d’accord avec Eddy Roulet sur le fait que la complexité du discours mérite une approche modulaire. Cependant, nous rejetons en bloc l’hypothèse d’une démarche singulière applicable à tous les types textes. En effet, chaque type de texte est unique en son genre et mérite pour ce fait un calibrage spécifique du modèle. Nous acceptons aussi avec Adam que les structures  compositionnelles et configurationnelles sont des bases de l’organi-sation textuelle. Mais notre approche ne se limite pas à la simple analyse séquentielle des composantes textuelles. Le texte est un objet prismatique, nucléaire et interactionnel, une totalité totalisante dont la description systémique des intégrités centripètes nécessite une approche modulaire et intégrale des structures.

Dans l’approche qui est la nôtre, nos études centrées sur le texte ne sont pas orientées du côté de la pragmatique, mais plutôt portées vers le structuralisme et le formalisme dont le «  dispositif méthodologique prône une autonomie et une autotélicité des textes » (J.-M. Adam, 2005 : 60), car dans l’approche systémique texto-textuelle[54],

 

« un texte peut être poétiquement consommé sans que le lecteur ne sache rien ni de l’auteur ni même des autres textes du même auteur, fussent-ils éléments d’une même œuvre. Il faut donc que la poéticité soit immanente au seul texte étudié (…). Tout ce que l’analyse exige en conséquence du lecteur d’un poème est la connaissance de la langue dans laquelle le poème est écrit… c’est à ce prix que peut s’inscrire effectivement dans la lecture la clôture du texte. La clôture est aujourd’hui considérée comme trait définitionnel de la littérarité. Il faut se rendre compte de ce qu’elle implique. Le texte ne renvoie qu’à lui-même et s’avère en tant que tel indépendant de tout contexte »[55].

 

 

Bibliographie

 

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[1]. L’appellation « analyse du discours » est la transposition en français du terme « discourse analysis » qui désigne une méthode mise au point par le linguiste américain Z. Harris pour étendre le distributionnalisme à des unités transphrastiques. L’article de Harris a paru en 1952. Sa traduction française figure dans Langages,  13, 1969.

[2] D’après J.-M. Adam (2005 : 19), la linguistique textuelle n’est qu’un sous-domaine du champ plus vaste de l’analyse des pratiques discursives.

[3]. D. Maingueneau, 1987 : 8.

[4]. J. Caron, 1983 : 111.

[5]. M. Foucault, 1969 : 153.

[6] Ce livre fait désormais partie d’un ouvrage d’ensemble composé d’articles réunis et présentés par André Mikhailov sous le titre de Textologie russe. Il a paru en 2007 aux éditions du CNRS à Paris.

 

[7]D. Maingueneau ,1987 : 10.

[8]. Selon J. Ricardou (séminaire d’initiation à la textologie, CERISY, 02 août 1986).

[9] R. Laufer, 1972 : 1 (sous-titre)

[10]. L. Guespin, 1971 : 10.

[11]. D. Maingueneau, 1991 : 40-41.

[12]. B. Malmberg, 1966 : 9.

[13]. R. Petitjean, 1980 : 14.

[14]. D. Maingueneau 1987 : 10.

[15]. Ibid : 9.

[16]. P. Charaudeau, 1992: 645.

[17]. Idem.

[18]. D. Maingueneau, 1987: 15.

[19]. R. Barthes, 1972: 12.

[20]. O. Reboul, 1991: 4.

[21]. R. Barthes, 1973: 100.

[22]. Ibid: 101.

[23]. Idem.

[24] J.-M. Adam, 2005 : 60

[25] Delas & Filliolet, 1973: 46.

[26]. A. J. Greimas, 1956 : 191

[27]. R. Petitjean, 1980: 26.

[28]. J. Kristeva, 1969 : 83.

[29]. L’idéologème  est cette fonction intertextuelle que l’on peut lire « matérialisée » aux différents niveaux de la structure de chaque texte, et qui s’étend tout au long de son trajet en lui donnant ses coordonnées historiques et sociales… L’acceptation d’un texte comme idéologème détermine la démarche-même d’une sémiotique qui, en étudiant le texte comme intertextualité, le pense aussi dans la société et l’histoire.

[30]. L’hétérogénéité montrée  désigne les processus linguistiquement caractérisables qui attestent l’intervention de sources énonciatives distinctes de l’énonciateur ou d’instances différentes de cet énonciateur.

[31]. « Le dialogisme » est à la fois « l’interaction entre énonciateur et co-énonciateur et immersion du discours dans un interdiscours dont il surgit et qui ne cesse de le traverser » Cf. T. Todorov,  1981 : 53.

[32]. G. Genette, 1982 : 7.

[33]. A. Topia, 1976 : 351.

[34]. Lire G. Turco et D. Coltier, « Des agents doubles de l’organisation textuelle. Les marqueurs d’intégration linéaire » in Pratiques 57, 1988.

[35]. Pour un panorama des recherches des linguistes de l’Ecole de Prague, on peut se reporter à « Papers of functional sentence perspective », La Haye, Mouton, 1974. On trouvera une application au français dans B. Combettes,  Pour une grammaire textuelle, la progression thématique, Paris, Gembloux, Duculot, de Boeck, 1988.

[36]. A. J. Greimas, 1970 : 271-272.

[37]. D. Labouret et al., 1996 : 114.

[38]. J.-M Adam (1992), O. Ducrot (1984), H. Nølke (1989).

[39]. Lire H. Bonnet, Roman et poésie. Essais sur l’esthétique des genres, Paris, Nizet, 1951.

[40]. – J.-M. Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ? Paris, Seuil, 1989.

    - G. Genette, Théorie des genres, Paris, Le Seuil, 1986.

     - M. Bonhomme, « De la pragmatique à la stylistique du registre épidictique » in Les registres, Louvain, Academia Bruylant, L Gaudin-Bordes et G. Salvan (éd.), 2008, 79-92.

Pour plus d’informations sur les types de textes littéraires, consulter le site web http://www.site-magister.com

[41]. J.-P. Sartre, 1948 : 48.

[42]. « Texte et lecture, théorie de la réception », Revue des sciences humaines, 177, Lille III, 1980/1981 : 81.

[43]. R. Barthes, 1972: 155.

[44]. R. Barthes, 1970 : 20.

[45] Pour avoir une vue panoramique des principales théories de la linguistique moderne, les ouvrages suivants apportent de meilleurs éclaircissements :

- B. Malmberg, Analyse du langage au XXème siècle. Théories et méthodes. Paris, PUF, 1983.

M. Leroy, Les Grands Courants de la linguistique moderne, Editions de l’Université de Bruxelles, 1980.

- G. Mounin, La Linguistique au XXème  siècle, Paris, PUF, 1972.

- R. H. Robins, Brève histoire de la linguistique, de Platon à Chomsky, Paris, Le Seuil, 1976.

- T. Pavel, Le miracle linguistique. Essai sur la modernisation intellectuelle, Paris, Minuit, 1988.

[46]C'est ainsi que, pour le français, et principalement à propos du discours monologique écrit, Weinrich (1964) et Bronckart (1985) ont approfondi la dimension énonciative, Pêcheux (1969) la dimension paraphrastique, Ducrot et Anscombre (1983) les dimensions argumentative et polyphonique, Lundquist (1980), Corblin (1987) et Combettes (Combettes & Tomassone, 1988) les dimensions anaphorique et thématique, et Adam (1987, 1992) les caractéristiques de certains types de séquences. D'autres chercheurs, privilégiant l'analyse de dialogues oraux, ont surtout étudié les dimensions rituelles et culturelles, comme André Laroche-Bouvy (1984) et Kerbrat-Orecchioni (1990), interactionnelles, comme Gülich (1988), psychologique, comme les travaux d'Auchlin (1990), etc.

[47] Eddy Roulet, 1999 : 17.

[48] « L’Etude systématique des interrelations entre les différents plans d’organisation des dialogues dans le cadre d’une approche modulaire des structures du discours ». Ses membres sont les suivants : Eddy Roulet, Anne Grobet, Laurent Filliettaz  Marcel Burger, Elisabeth Miche, Laurent Perrin, Corinne Rossari.

[49] Organisme subventionnaire : FNRS No 1214-043145-95. Durée : octobre 1995 - Septembre 2000.

[50] J.-M. Adam, 1997: 23.

 

[51] « Le présent essai est une mise au point destinée à clarifier et ordonner certaines propositions de mes trois derniers ouvrages de linguistique pragmatique et textuelle. La théorie générale exposée dans Eléments de linguistique textuelle (Mardaga 1990) fixe un cadre sur lequel je ne reviendrai pas ».

 

[52] J.-M. Adam, 2005: 29.

[53] Ibid : 53.

[54]L’approche systémique texto-textuelle est une application linguistique (du texte au vers ou du texte dans le texte) dans laquelle le texte est une pratique signifiante autonome.

[55] J. Cohen, 1995: 208-209.

5 août 2011

POSTULATS POUR UNE SCIENCE MODULAIRE DES STRUCTURES DU TEXTE

 

Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne

 

 

Le but de cet article est de définir les paramètres qui sous-tendent l’émergence d’une science modulaire et intégrale des structures du texte. Ces postulats portent d’une part sur l’épistémologie du modèle structuro-modulaire dont l’instrument d’analyse est « la méthode systémique » et, d’autre part, sur le statut ontologique et les conditions de scientificité  de la « fonction poétique »[1].

 

1. La description systémique des intégrités compositionnelles du texte poétique : postulats épistémologiques

 

Il n’existe plus de nos jours de cloisons étanches entre littérature et linguistique. Ces deux filières sont en voie de se confondre[2]. Cette fusion originelle[3] se justifie par le fait que « la structure du message littéraire est une liaison dialectique de deux niveaux qui, à eux seuls, représentent deux structures relativement complètes : le niveau de la structure linguistique et celui de la structure littéraire. Les éléments de la structure linguistique servent comme expression aux éléments de la structure littéraire »[4].

 

Le point de rencontre du fait littéraire et du fait linguistique se situerait au niveau du texte[5], lequel oscille entre deux pôles : il est à la fois considéré comme une œuvre ou une production (orientation littéraire) et comme un ensemble de signes structurés (orientation linguistique). Mais la littérature et la linguistique sont comparables à deux molécules dont la différence se situe au niveau de l’échelle de concentration : la première est hypotonique et la seconde est hypertonique. Ceci signifie en filigrane que la littérature est soluble dans la linguistique. En effet, pour décrire des corpus littéraires, on a de plus en plus recours aux méthodes linguistiques. C’est le cas de la « poétique » définie par les formalistes russes comme  « une analyse de la littérature d’inspiration linguistique »[6].

 

Science des langues et du langage, la linguistique moderne a acquis une place de premier plan parmi les sciences humaines. En élargissant son domaine d’application, elle est entrée dans une nouvelle étape de son évolution. Celle-ci se traduit par l’adoption de méthodes exactes dans ses démonstrations et son intégration dans la sphère de la cybernétique ou de l’informatique, surtout dans le cadre du traitement algorithmique et automatique du langage. Sous la tutelle des sciences dites  structurales[7], à l’aide des procédés quasi rationnels caractérisés par une systématisation  croissante, elle cherche fréquemment à construire une « algèbre » calquée sur des modèles logiques et parfois mathématiques. Les travaux de Sylvain Kahane[8] sur  la modélisation mathématique des langues naturelles[9], de Michel Hughes (1972) sur l’initiation mathématique aux grammaires formelles  et ceux d’autres chercheurs [10] de renom illustrent bien cette transposition.

 

Si donc les constituants de la grammaire par exemple peuvent aisément se soumettre à une description de type mathématique, il en est de même des textes littéraires conventionnels dont les intégrités constitutives, érigées en « fonction », se prêtent à une organisation systématisable. L’on peut donc établir un parallèle entre la « fonction poétique » (application textuelle) et la « fonction numérique de variables réels » (application mathématique), puisqu’il est possible, dans une approche comparative rationalisée, de déterminer leur domaine de définition et de décrire leurs variations quantitatives et qualita-tives.

 

Cependant, la tentative de description scientifique [11] des textes littéraires n’est pas un projet nouveau. Lorsqu’on fait une étude panoramique des méthodes contemporaines en sciences du langage, du discours et du texte, on est frappé par la diversité des disciplines (poétique, sémiotique littéraire, linguistique textuelle, analyse de discours, stylistique, rhétorique, grammaire du texte, etc.), par la pluralité des cadres théoriques et par la complexité des méthodes qui se sont développées dans ce domaine de recherche au cours de ces quatre dernières décennies.

 

En effet, la linguistique est un univers arrosé par une pluie de concepts opératoires : « L’on assiste depuis quelques années à un véritable déferlement d’analyses de toutes sortes : narrative, structurale, sémiologique, documentaire, thématique, etc. appliquées à des catégories de ‘’discours’’ tout aussi variées : mythes, récits, textes littéraires, textes scientifiques, notes biographiques, extraits de presse et bien d’autres. L’objectif commun de ces entreprises est de dégager la signification des documents écrits. Certains n’hésitent pas à parler de méthodes scientifiques à propos de tels exercices »[12]. Si chacune de ces disciplines a sa spécificité,« toutes ont un objectif commun : rendre compte le plus précisément possible de la fabrication d’un texte, de sa facture, et donc de son mode de signification »[13].

 

On dirait que chaque linguiste n’acquiert sa notoriété qu’à travers une grille d’analyse originale qui tend à saborder les fondements épistémologiques des méthodes précédentes devenues classiques, désuètes ou caduques. Par ailleurs, la balkanisation du domaine linguistique en « tendances » et en « disciplines » permet aux recherches dans ce secteur d’être dispersées, singularisées, voire discriminatoires. Cette diversité d’approches que Noël Mouloud qualifie de « décentralisation du savoir »[14] transforme la notion de « méthode » en « point de vue », mieux, en vision du texte qu’on pourrait appeler « textoscopie ». Face à un texte littéraire par exemple, les rhétoriciens ne se borneront qu’aux « figures de rhétorique », les théoriciens de l’énonciation qu’aux « énonciatèmes » ou à « l’appareil énonciatif », les stylisticiens qu’aux « stylèmes », les grammairiens qu’aux « grammèmes » ou « catégories grammaticales », les phonologues et phonéticiens qu’aux « phonèmes », les lexicologues qu’aux « lexèmes », les sémanticiens qu’aux « sémantèmes », etc.

 

Or le texte est une totalité organique dont toutes les composantes cons-titutionnelles sont en interaction[15] ; pour cela, il a besoin d’une description globalisante susceptible d’actualiser toutes ses potentialités ; il a besoin d’une grille d’analyse modulaire capable de mettre en exergue son hétérogénéité, sa complexité et sa multipolarité. Il y a donc une bonne raison de mettre sur la sellette un nouveau concept opératoire qui prendrait en compte tous les aspects de la complexité du texte. Ce canon, d’après nous, peut être appelé la méthode systémique.

 

« La méthode systémique » est un instrument d’analyse qui sous-tend l’approche structuro-modulaire du texte. Ce modèle hybride que nous avons formalisé[16] se caractérise  par un double ancrage qui épouse la nature et la configuration du texte poétique, « objet modulaire » et « objet structural ».

 

S’agissant du premier levier de notre concept opératoire, il est important de préciser qu’une théorie  intégrale et autarcique du texte, telle que nous l’envisageons, n’est possible que dans le cadre d’une approche panstructurale consistant à dénombrer et à décrire systématiquement les constituants intrinsèques d’une organisation textuelle (nature, structures, propriétés) et les réseaux relationnels qui en émergent, car « chaque œuvre d’art représente une interaction complexe de nombreux facteurs, et par conséquent, le but de l’étude est de définir le caractère spécifique de cette interaction »[17].

« Le principe d’immanence »[18]qui sous-tend l’activité du panstructuralisme confère au texte des propriétés essentielles permettant de l’étudier autotéliquement comme un système de formes convergentes, de rapports mutuels, de lignes de forces et de correspondances internes au plan des thèmes et du langage.

Ainsi, les approches structurales en linguistique textuelle et en analyse du discours littéraire, constituent éclectiquement un conglomérat de cadres théoriques et méthodologiques qui régissent les fondements et la mécanique de la méthode systémique. Et, comme l’énonçait Bertil Malm-berg (1983 : 65) :

« Il est justifié de parler de linguistique structurale si l'analyse des faits tient explicitement compte des rapports - surtout synchroniques -, si la précision du caractère des rapports occupe une place considérable dans la recherche et tout particulièrement si la connaissance de cette précision est un objet essentiel de la recherche ».

L’autre levier de notre démarche est modulaire. Et, selon Henning Nølke (1999 : 18-19), on parle d’approche modulaire lorsqu’il s’agit d’une méthode :

 

« (…) qui a recours à un modèle théorique contenant un certain nombre de sous-systèmes autonomes appelés modules, où chaque module est chargé du traitement d’une problématique restreinte. Les différents modules sont reliés à l’aide d’un système de règles globales (appelées métarègles). L’approche modulaire comporte deux avantages : elle permet d’obtenir une grande précision dans la description du travail effectué : la délimitation du domaine d’étude impliqué permet une grande clarté notionnelle et la formulation de définitions plus précises des notions centrales. Elle ouvre la voie à un niveau explicatif parce qu’elle est susceptible de dégager des rapports et des relations systématiques entre les phénomènes examinés et définis indépendamment les uns des autres ».

 

Nul besoin de rappeler que la modularité est aujourd’hui le centre de gravité de nombreuses études contemporaines en linguistique, indépendamment des domaines et des champs d’investigation. Déjà en 1999, un ouvrage collectif,  Approches modulaires : de la langue au discours,   est publié aux éditions Delachaux et Niestlé. Dans cet ouvrage codirigé par Henning Nølke et Jean-Michel Adam, six universitaires adoptent l’approche modulaire dans leurs domaines de spécialité pour décrire la langue ou le discours :

 

1. Henning Nølke : « Linguistique modulaire : principes méthodologiques et applications ».

2. Jacqueline Guéron : « Modularité cognitive et modularité linguistique en grammaire générative ».

3. Catherine Walther Green : « Analyse syntaxique et compréhension du langage ».

4. Co Vet : « La structure modulaire de la grammaire fonctionnelle de S.C. Dik ».

5. Marc Bonhomme : « Rhétorique modulaire et figures du discours ».

6. Eddy Roulet : « Une approche modulaire de la complexité de l’organisation du discours ».

 

Même la linguistique textuelle n’a pas échappé à la vogue modulaire. L’un de ses théoriciens, Jean-Michel Adam, reconnaissant la complexité de l’objet textuel, s’est attelé à construire un modèle d’analyse textuelle des discours qui repose sur cinq plans d’organisation. Ce modèle est détaillé dans « Le texte et ses composantes. Théorie d’ensemble des plans d’organisation »[19]. Par ailleurs, dans une autre étude[20], ce chercheur développe une architecture complexe qui met à nu la structure compositionnelle et configurationnelle du texte. Et, lorsqu’on parle de composition et de configuration d’un objet, quel qu’il soit, on ouvre la voie aux spéculations structuralistes.

 

Linguistique textuelle et analyse du discours semblent donc avoir trouvé en l’analyse modulaire des procédures agréées pour la description de leur objet d’étude. Si donc le texte est un système, mieux une structure, en combinant les paramètres de l’analyse modulaire aux procédés du structuralisme, on parvient à construire un modèle mixte : le modèle structuro-modulaire, pilier central de la théorie intégrale ou totalisante du texte.

 

Cependant, toute théorie scientifique, quelle qu’elle soit,  « ne précise ses objets que par le secours des modèles logiquement et mathématiquement définis ; elle les pense dans le cadre des algèbres et des topologies »[21]. La science intégrale du texte ou la textologie, en considérant son objet d’étude comme une application, entend aussi s’inspirer de l’heuristique cartésienne pour décrire systémiquement ou aussi scientifiquement que possible « les structures configurationnelles » d’un organisme textuel.

 

Par hypothèse d’école, pour qu’on parle de scientificité d’un programme de description, il faudrait d’une part que l’objet d’étude, dans son statut ontologique, se caractérise par sa rationalité intrinsèque, c’est-à-dire que sa mécanique soit régie par des lois internes de composition, mieux, par une norme d’organisation qu’on pourrait appeler « système ». Et, d’autre part, que les procédures de description idoines soient logiques et dialectiques. D’où la nécessité d’élaborer un « discours de la méthode » dont les étapes et paramètres sous-jacents permettant de « bien conduire la raison et de chercher la vérité dans les sciences »[22] doivent être formalisés. Ceci permet « d’atteindre le vrai à la fois sous sa forme extensionnelle et sous sa forme intentionnelle, c’est-à-dire sa conformité aux lois de structures et aux demandes de sens »[23].

                                                                                        

Fonder une science intégrale des structures du texte poétique, c’est approuver en amont que l’objet poétique est transrationnel ; c’est considérer le texte poétique comme une construction formelle, une constellation empirique de représentations, une corrélation expérimentale, une tissure de structures, puisque  « toute science n’existe que par le rythme de la création et de l’effectuation des possibles structuraux »[24]. La textologie ou la science intégrale des formes et typologies textuelles est donc logiquement une « science de structures »[25], une tectonique  qui repose sur le  postulat du « compromis des totalités fonction-nelles »[26].

 

Un autre problème majeur se pose quant à la « structuralité »[27]de la texture littéraire. Dans les sciences expérimentales, chaque corps est pourvu d’une masse atomique ou moléculaire et d’une figure nucléaire visualisable. L’organisme textuel, statutairement sémiologique, dans son hétérogénéité constitu-tive, pourra se définir configurationnellement comme une combinaison d’agrégats ou d’intégrités dynamiques macrostructurées formant un puzzle ou un faisceau ayant une icône graphiquement illustrée.

 

Par-dessus tout, aucune théorie n’est valable en textologie et même en analyse du discours si celle-ci ne prend pas en compte la problématique des genres et des typologies textuelles. En effet, les textes littéraires diffèrent les uns des autres non seulement par leur filiation catégorielle (Adam, 1997, 2001) ou leurs propriétés énonciatives (Kerbrat-Orecchioni, 1980), mais aussi par leurs procédés de composition et leurs structures configurationnelles. Par conséquent, il serait rationnellement faux d’admettre qu’il puisse exister une méthode d’analyse générique applicable à tous les types de textes.

 

En effet, selon Riffaterre (1979 : 29), « un poème ne signifie pas de la même manière qu’un texte non poétique. La différence est encore plus grande si l’on compare la communication en poésie à la communication dans la vie quotidienne, à l’emploi utilitaire de la langue ». Si donc le langage de la poésie est différent de celui de la prose, s’il est vrai que le texte poétique se distingue du texte prosaïque par son architecture, sa densité et par d’autres détails que nous évoquerons plus loin, comment pourrait-on mathématiquement utiliser le même instrument d’analyse pour décrire les structures et les ressources de ces deux discours radicalement opposés[28] ?

 

C’est d’ailleurs le reproche que l’on pourrait faire au programme ambitieux  d’Eddy Roulet que nous présenterons plus loin, et dont le modèle universel développé[29] à l’école de Genève, à notre avis, pèche par sa globalisation. En effet, vouloir décrire toutes les variétés de discours à travers un modèle unique de description est un projet qui tend à uniformiser l’objet d’étude. Or la complexité du discours est inhérente à sa nature, voire à son hétérogénéité formelle et structurelle. Il s’avère donc plus efficient d’élaborer des méthodes d’analyses en tenant compte des particularismes architextuels, c’est-à-dire « des catégories générales ou transcendantales correspondant aux types de discours, à des modes d’énonciation, des genres littéraires, etc.» (Todorov : 1978 ; Genette : 1979), car « chaque type de discours se caractérise par une constellation inédite de propriétés spécifiques » que Kerbrat-Orecchioni qualifie de « typologèmes » (1982 : 171).

 

 

2. L’objet d’étude et ses conditions de scientificité

 

Comme nous l’avons énoncé plus haut, même en linguistique textuelle, il n’y a de scientificité que par rapport à un objet défini et objectivement circonscrit. En effet, aucun chercheur ne s’approche entièrement au hasard des matériaux à analyser. Pour construire une science du texte, le premier défi du textologue est d’élaborer une théorie idoine et de circonscrire son  objet, car « la théorie procède nécessairement au stade de sa constitution à une limitation de l’objet »[30]. Si l’objet d’étude n’est pas rationnellement intrinsèque et rigoureusement délimité, ses structures empiriques ne peuvent pas être systématiquement décrites.

 

Somme toute,  les « structures configurationnelles » d’une organisation tex-tuelle conventionnellement poétique ne peuvent être systémiquement décrites que si l’objet d’étude remplit en amont les conditions essentielles de scientificité suivantes :

 

a/ Le texte poétique doit avoir une famille : c’est la règle de base en analyse textuelle et en analyse du discours. L’identité filiale du texte permet de l’intégrer dans un repère architextuel, c’est-à-dire dans un genre ou sous-genre littéraire conventionnel ou non. Jean-Michel Adam problématise cet aspect lorsqu’il illustre dans les « liages textuels » (2005 : 175)  l’arborescence de la structure compositionnelle. La notion de « famille textuelle » nous renvoie à celle des catégories ou des typologies textuelles (Adam : 1997, 2001, 2007). Cette taxinomie est une heuristique qui permet de dégager ostensiblement les indices qui caractérisent et singularisent les formations discursives et favorisent l’élaboration d’une théorie rationnelle du texte. Ainsi, l’enjeu de toute recherche opérée sur le texte consistera « à développer un modèle particulier de texte, en spécifiant les traits d’un modèle général d’analyse du discours, de telle manière que les propriétés de l’ensemble des textes choisis soient caractérisées par des contraintes sur des traits du modèle général »[31]. L’élaboration d’une grammaire de texte devra donc précéder tout projet de description et, dans cette formalisation, comme le préconise Jean-François Jeandillou (1997 : 4), « la singularité de chaque texte doit être rapportée aux modèles généraux qui la sous-tendent ».

 

b/ Le texte poétique doit être un faisceau de structures,c’est-à-dire une  constellation empirique de représentations, une matérialité de la langue, une corrélation expérimentale mettant en exergue des rapports mutuels, des lignes de forces et des correspondances internes au plan des thèmes et du langage. L’idée d’une analyse systémique de texte implique donc, selon l’observation de Jean-François Jeandillou (1997 : 7),  que la galaxie textuelle « puisse se décom-poser en éléments constitutifs, et que ces éléments soient mis en relation les uns avec les autres ». Les structures compositionnelles du texte doivent être des intégrités dynamiques dénombrables sous forme de composantes macro-structurelles. L’ensemble des agrégats du complexe textuel forme ce qu’il conviendra d’appeler plus loin « l’atome textuel » dont la composante centrale sera qualifiée de « structure nucléaire » ou « structure matricielle ». L’évocation d’une structure nucléaire ou matricielle dans toute analyse implique forcément une orientation centripète de l’étude.

 

c/ Le texte poétique doit être un système, c’est-à-dire « un ensemble monolithique dont les éléments hétéroclites constitutifs entretiennent entre eux des rapports associatifs mettant en évidence les ressemblances qui les unissent et les différences qui les opposent ». (A. J. Greimas, 1979 : 384). Cette description correspond particulièrement au texte poétique  défini par Jacqueline Fontaine  (1974 : 38) comme « une structure fonctionnelle où chaque élément ne peut être analysé que dans sa dépendance de l’ensemble ». Le système global  qui régit l’organisation du texte poétique conventionnel est le parallélisme continuel et tautologique, dont les propriétés caractéristiques sont l’isomorphisme[32], l’itérativité[33] et la récursivité[34]. Le système du texte doit se décomposer en sous-systèmes qui fonctionnent en partie selon des demandes ou des rétroactions des autres sous-systèmes. C’est ici que le principe du « compromis des totalités fonctionnelles » trouve toute sa justification.

 

d/ Le texte poétique doit fonctionner comme une application,c’est-à-dire une « relation entre deux ensembles ou deux variables », appelés « foncifs ». Dans ce réseau relationnel, l’ensemble de départ se compose des catégories structurelles ou des agrégats de base, et l’ensemble d’arrivée est l’unité nucléaire de la signification érigée en faisceau thématique. Ce postulat confère au programme systémique l’aspect d’une équation algorithmique[35]  et panstructurale dont les deux inconnues gémellaires sont « la matière » et « la manière » : que dit le texte poétique et comment le poème révèle-t-il textuellement ce qu’il dit ?

 

e/ Le texte poétique doit être une totalité et non une portion. Il doit être une « concaténation logique des phrases » régie par une dynamique interne sous-tendue par deux axes (l’axe de la variation et l’axe de la progression). Toute cette organisation doit être formellement et sémantiquement close (Molino & Gardes-Tamine, 1988). En effet, l’analyse systémique ne se limite pas à l’analyse séquentielle, mais plutôt à la totalité organique et matérielle d’un texte. Ce principe se justifie par une logique toute simple qui voudrait que tout fragment de texte ne puisse générer qu’une portion de sens. Le texte poétique est une totalité totalisante. Voilà pourquoi nous réhabilitons dans notre thèse le postulat du « compromis des totalités fonctionnelles » prôné par Noël Mouloud (1969 : 238).

 

f/ Le texte poétique doit être concis, « algébrique ».Plus un texte est long et désintégré, plus il est difficile de dégager systématiquement l’ensemble de ses manifestations endogènes. C’est la raison pour laquelle les corpus de prédilection de l’analyse systémique sont des textes poétiques à forme fixe bornés paradigmatiquement par le système rimique et syntagmatique-ment par le système métrique. Nous dénommerons une telle typologie de texte « fonction poétique conventionnelle ».

 

Au regard de ces paramètres, le sonnet, en tant que poème conventionnel miniaturisé, est l’une des typologies textuelles qui remplissent les meilleures conditions de scientificité pour une analyse structuro-modulaire, car il se définit, grâce à ses propriétés, comme « une totalisation en fonctionnement »[36].

 

 

Bibliographie

 

Adam J.-M.,  « Le texte et ses composantes, théorie d’ensemble des plans d’organisation » Configurations discursives , in Semen 8, 1993.

Adam, J.-M., La linguistique textuelle, introduction à l’analyse textuelle des discours, Paris, Armand Colin, 2005.

Barthes R.., Le degré zéro de l’écriture, Paris, Le Seuil, 1972.

Charaudeau P., Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.

Charaudeau P., Langage et discours, éléments de sémiolinguistique, Paris, Hchette, 1980.

Cohen J., Structure du langage poétique, Paris, Garnier Flammarion, 1966.

Delas D., Poétique pratique, Paris, Cedic, 1977.

Descartes,R. Le discours de la méthode, rééd., 2009.

Sumpf J., Introduction à la stylistique du français, Paris, Larousse, 1971.

Eikhenbaum B., « Théorie de la Méthode formelle », in Théorie de la littérature, Paris, Le Seuil, 1965.

Fontaine J., Repères – linguistiques, Paris, Mame, 1974.

Gardin J.-C., Les analyses du discours, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1974.

Jeandillou J.-F., L’analyse textuelle, Paris, Armand Colin, 1997.

Maingueneau D., L’analyse du discours, introduction aux lectures de l‘archive, Paris, Hachette,1991.

Momha Martin,  postulats pour une méthode systémique en Textologie poétique : développement, paramétrage et application d’un modèle structuro-modulaire à l’analyse du sonnet», Thèse de doctorat, Université de Berne, 2010.

Mouloud N., Langage et structures, Essais de logique et de sémiologie, Paris, Payot, 1969.

Roulet E., et al., La description de l’organisation du discours, Paris, Didier, 1999.

Todorov T., Qu’est-ce que le structuralisme ? Paris, Le Seuil, 1968.

 

 



[1] En Textologie, la « fonction poétique » désigne une organisation textuelle conventionnement poétique fonctionnant comme un système clos et qui se caractérise par ses propriétés isomorphes, itératives et récursives ».

[2]. « Dans le domaine dit des  sciences humaines, faute de pouvoir en définir les frontières avec certitude, il faut que l’explorateur linguiste commence par se faire une idée sur les caractéristiques et les limites qui déterminent le territoire qu’il veut explorer ». (P. Charaudeau, 1980 : 5).

[3]. En amont, la littérature et la linguistique sont des notions consubstantielles, donc indissociables, car  l’univers du texte littéraire, c’est l’univers de la langue : « La langue est comme une nature qui passe entièrement à travers la parole de l’écrivain. Elle enferme toute la création littéraire à peu près comme le ciel, le sol et leur jonction dessinent pour l’homme un habitat familier » (R. Barthes, 1972 : 155).

[4]. L. Dolezel, cité par J. Sumpf (1971 : 155).

[5]. « Le texte est le produit-résultat de l’acte de communication. Il est fabriqué avec de la langue et du discours » (P. Charaudeau, 1992 : 635).

[6]. T. Todorov, 1968 : 103.

[7]. Dans son Anthropologie structurale, Chapitre XV, p. 306, C. Levi-Strauss donnait pour objets aux sciences structurales « ce qui offre un caractère de système ». Il proposait comme leur instrument la construction de modèles et comme lois de leur intelligibilité les groupes de transformation commandant l’équivalence entre modèles et présidant à leur emboîtement.

[8] Mathématicien et linguiste, docteur en mathématiques, chercheur à l'université Paris-VII dans l'équipe Lattice (langues, textes, traitements informatiques et cognition), Sylvain Kahane est maître de conférences à l'université Paris-X-Nanterre.

[9]. L’un de ses articles a été publié dans le journal Le Monde du 21.10.2002. En voici un extrait : « L'objet central de la linguistique contemporaine est de modéliser les langues naturelles et leur fonctionnement, c'est-à-dire comment un locuteur exprime un sens dans une langue donnée ou comment à partir d'un énoncé linguistique il récupère son sens. Des questions sur la langue sont nées des branches fondamentales des mathématiques : la modélisation du sens (et du raisonne-ment) a donné la logique et la modélisation de la syntaxe a donné la théorie des langages formels et les bases de l'informatique. Alors que ces objets mathématiques venus de la linguistique poursuivent une vie autonome, les modèles mathématiques de la langue continuent d'évoluer sur des architectures de plus en plus complexes intégrant un véritable calcul du sens et prenant en compte la diversité des comportements des mots et leur faculté de former toujours de nouveaux sens. Nous illustrerons notre propos par un fragment de modèle mathématique pour le français. Nous comparerons ces modèles symboliques avec les modèles statistiques basés sur l'analyse automatique de grands corpus textuels annotés. Nous nous intéresserons également aux (non) liens institutionnels entre linguistique et mathématique, ainsi qu'à la position de la linguistique mathématique par rapport à la linguistique informatique et au traitement automatique de la langue ».

[10] Le numéro 77 (printemps 1982) et le numéro 103 (automne 1988) de la revue de l’EHESS de Paris sont consacrés spécialement au lien entre les mathématiques et la linguistique. On pourrait relever quelques articles qui dévoilent ostensiblement cette corrélation :

-          «  Mathématique et linguistique », par Salomon Marcus.

-          « Grammaire applicationnelle : traitement informatique de la composante morpho-syntaxique », par Jean-Pierre Canod et Frédéric Second.

-          « Théorème de Church-Rosser et structuration des langues naturelles », par Jean-Pierre Desclés.

[11]. « L’œuvre littéraire est l’objet ultime et unique : la description (…), si celle-ci ne satisfait pas aux critères scientifiques, (…) perd sa raison d’être ». T. Todorov, 1968 : 123.

[12]. J.-C. Gardin, 1974 : 58.

[13] J.-F. Jeandillou, 1997 : 3.

[14]. N. Mouloud, 1969 : 201.

[15]. L’œuvre littéraire est une structure fonctionnelle et les différents éléments n’en peuvent être compris en dehors de leur liaison avec l’ensemble.

[16]Cf. Martin Momha, « postulats pour une méthode systémique en Textologie poétique : développement, paramétrage et application d’un modèle structuro-modulaire à l’analyse du sonnet », Thèse de doctorat, Université de Berne, 2010.

[17]. B. Eikhenbaum, « Théorie de la Méthode formelle », 1965 : 65.

[18] . Le principe d'immanence a été formulé par Hjelmslev, repris en sémantique structurale par Greimas et observé par Pottier. Quand il est rapporté au texte, il suppose que son sens fait l'objet d'une procédure d'analyse (L. Hjelmslev), de découverte ou de mise en évidence (A. J. Greimas), qui relève de la méthodologie, non de l'épistémologie.

 

[19] Dans Semen 8, « Configurations discursives », 1993.

[20] La linguistique textuelle, introduction à l’analyse textuelle des discours, 2005.

[21]. N. Mouloud, 1969 : 5.

[22] R. Descartes, Le discours de la méthode, 2009 : 1.

[23]. N. Mouloud, 1969 : 8.

[24].  Ibid : 26.

[25]. De façon générale, on peut caractériser les sciences des structures par leurs penchants pour les formulations axiomatiques. Les sciences des structures présentent le modèle d’une rationalité ouverte. Les concepts clos de nature soit intuitive, soit logique, cèdent la place à des systèmes opératoires en voie constante d’élargissement, de différentiation, d’unification et de validation. Elles condensent deux notions centrales : la pensée logique et la démarche dialectique.

[26]N. Mouloud, 1969 : 238.

[27]La structuralité répond à une exigence tectonique de la connaissance. Elle rassemble, unifie ses contenus, met en œuvre toute la capacité inventive et dynamique de la raison.

[28] L’opposition entre prose et poésie est radicale si nous nous situons dans la logique de Jean Cohen (1966 : 49) qui pense que « la poésie est de l’antiprose ».

[29]Il s’agit d’un modèle et d’un instrument d'analyse de l'organisation du discours, élaboré en collaboration avec L. Filliettaz. A. Grobet et M. Burger et publié en 2001.

 

[30] Fontaine J., 1974 : 152.

 

[31]G. Wiendol, cité par D. Maingueneau (1991 : 209).

[32] « L’isomorphisme » est l’identité formelle de deux ou plusieurs structures relevant de plans ou niveaux sémiotiques différents, reconnaissables du fait de l’homologation possible de réseaux relationnels qui les constituent.

[33] « L’itérativité » est la reproduction sur l’axe syntagmatique de grandeurs identiques comparables, situées sur le même niveau d’analyse.

[34] « La récursivité » est la répétition des grandeurs, situées, elles, à des niveaux différents d’une même hiérarchie. Toutes les parties du texte doivent être dénombrables, segmentables ou décomposables en unités macrostructurelles récurrentes ou homologues.

[35]Le mot « algorithme » est de plus en plus utilisé dans les langages de programmation. Nous l’adoptons dans la présente étude pour désigner une heuristique consistant en l’énonciation d’une résolution sous la forme d’une série d’opérations à effectuer.

[36]  D. Delas, 1977 : 10

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