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LE MODELE STRUCTURO-MODULAIRE EN TEXTOLOGIE
6 août 2011

PROSE ET POESIE : APPROCHE COMPARATIVE DE DEUX MODALITES TEXTUELLES ADJACENTES ET ANTIPODIQUES

     Martin Momha,

Docteur en sciences du langage et de la communication

Diplômé des universités de Genève et Berne, Suisse

 

La description systémique des structures compositionnelles et configurationnelles du texte poétique implique en amont qu’on s’interroge sur la nature de la poésie et sur ses propriétés caractéristiques. On pourrait désigner par « poéticité du texte » ou « textualité de la poésie » toute recherche qui vise à décrire l’espace textuel du poème ou à définir les attributs poétiques d’un texte. Il s’agit en fait de deux variantes d’une problématique complexe que Jean Cohen aborde dans Structures du langage poétique  (1966) et Théorie de la poéticité  (1979). On retrouve également les mêmes thèses autrement développées dans Roman Jakobson (1963, 1973), Jean-Claude Renard (1970), Roland Barthes (1972), Daniel Delas (1973, 1977), Jean-Pierre Balpe (1980), Jean-Michel Adam (1986), Jean Molino (1988) ou Iris Yaron (1994), pour nous limiter qu’à ceux-là. S’il y a des différences dans la façon d’aborder ce sujet tentaculaire, tous ces linguistes font état des mêmes préoccupations : définir la poésie, caractériser son langage, élucider ses manifestations formelles et textuelles, et ce, en confrontant le poétique au prosaïque.

 

1.1. L’essence de la poésie : structures du langage poétique

 

Qu’est-ce que la poésie ? Quelle est la nature d’un texte poétique ? En quoi et sur quoi se fonde le caractère poétique d’un texte ?  S’il est évident que chaque type de texte se caractérise par une constellation de structures et de propriétés spécifiques, par quels principes cardinaux la modalité poétique se distingue-t-elle des autres genres de discours littéraires, à l’instar de la prose ?

 

1.1.1. Statut ontologique de la poésie

 

Qui peut prétendre détenir la définition de la poésie ? Aucun auteur, aucun linguiste et encore moins aucun théoricien ne peut se permettre un tel exercice dans l’absolu, car on ne sait guère en quoi consiste l’agrément qui est l’objet de la poésie. Cette incertitude souligne vivement l’énigme que suscite la notion de la poésie. Qu’est-ce que la poésie ? Cette question embarrassante a été reprise par Roman Jakobson  dans Huit questions de poétique. Réfléchissant sur la nature de la poésie, le chercheur tente de cerner  l’essence de la poésie dans ce qu’elle n’est pas :

 

« Qu’est-ce que la poésie ? Si nous voulons définir cette notion, nous devons lui opposer ce qui n’est pas poésie. Mais dire ce que la poésie n’est pas, ce n’est pas aujourd’hui si facile »[1].

 

En effet,  la poésie demeure une notion complexe à cause des ambiguïtés et des antinomies[2] qui l’habitent. Toute esquisse définitionnelle n’est que provisoire ou partisane. Ce constat est bien celui de nombreux critiques qui, au terme de sérieuses investigations, sont arrivés à une désolante conclusion. C’est le cas de Jean Molino, de Georges Mounin et Jean-Claude Renard, pour ne citer que ces trois là.

 

Pour le premier, définir la poésie est « une entreprise périlleuse », une voie sans issue, car « ses définitions sont si nombreuses et si contradictoires… », puisque « pour peu que la définition soit suffisamment claire, on trouvera toujours quelque chose que de bons esprits appellent poésie et qui ne répond pas à la définition »[3]. Pour le second,  « la poésie oppose aux définitions une résistance particulière parce qu’elle est une abstraction »[4]. Et pour le dernier, « il n’existe pas de définition de la poésie, parce qu’elle n’est mesurée par rien d’autre qu’elle-même »[5].

 

Cependant, si la poésie ne se soumet à aucun moule notionnel, elle se prête  néanmoins à des approches spéculatives les plus subjectives et les plus paradoxales.Le dictionnaire Littré par exemple la définit comme « l’art de faire des ouvrages en vers ». Cette conception originelle est non seulement désuète, mais aussi inaccoutumée à l’entreprise poétique, dans la mesure où elle prétend ramener la praxis poétique à une mécanique, en réduisant l’acti-vité du poète à la simple versification. Or ceci n’est qu’une aberration lorsqu’on se situe dans la logique de la poésie moderne, laquelle rejette farouchement les canons et les principes fondamentaux de l’esthétique classique.

 

On note bien qu’autrefois, il existait de vieilles méthodes pour calculer la poéticité d’un texte. A l’époque romantique par exemple, le caractère poétique d’une œuvre se mesurait par rapport à un catalogue de thèmes codifiés tels que « la lune, un lac, un rossignol, des rochers, une rose, un château, etc. »[6]. Malheureusement, il se trouve qu’en fondant le poétique d’un texte dans le thème, on fait de la poésie une sous-discipline de la thématique. Très vite, Roman Jakobson désavoue ce jeu et préconiseune autre approche :

 

« Si la poéticité, une fonction poétique dominante apparaît dans une œuvre, nous parlons de poésie »[7]

 

L’ondoyance de la poésie vient aussi du fait qu’elle résiste même à la critique. On comprend pourquoi Michel Maulpoix la considère comme    « un objet d’étude difficile à cerner, en constante mutation à travers l’histoire, et sur lequel la théorie a peu de prise »[8]. L’essence de cet objet, à croire l’auteur des Adieux au poème,  se trouve non dans la poésie en soi, mais plutôt dans l’œuvre des poètes :

 

« Parler de la poésie conduit la plupart du temps à tenir un discours mal approprié : trop technique ou trop subjectif. Le théoricien désireux de construire un système rigoureux doit se résigner à une navrante déperdition d’efficacité critique… Par les discours qu’on tient sur elle,  la poésie se voit dissoute dans les généralités, plutôt que placée au centre d’une réflexion cruciale sur le langage. C’est plutôt dans l’œuvre même des poètes, sur les marges ou au cœur de leurs poèmes, que des clefs nous sont proposées : les préfaces de Victor Hugo, les lettres de Rimbaud, les Divagations de Mallarmé, les Cahiers de Valéry, la Correspondance ou les Elégies de Rilke, etc. »[9]

 

Parallèlement, pour bien d’autres critiques, la nature de la poésie réside dans l’attitude du poète vis-à-vis du langage. Dans ce sillage, nous pouvons entériner une fourchette de définitions qui tendent à ramener la poésie aux statuts du langage : « une fable des mots»[10], « une expérience du lan-gage»[11],  « une convention du langage »[12]. Tout ce protocole conçoit la poésie comme une motivation orientée du langage.

 

En principe, la Textologie ne prétend pas définir la poésie par le biais d’une signification étymologique ou à travers une explication historico-littéraire, mais elle se propose d’y parvenir par la description systématique de ses structures, par la manipulation de ses intégrités dynamiques. Ce qui nous intéresse le textologue, ce n’est pas la poésie en tant que telle, mais plutôt ses propriétés caractéristiques, ses structures, son fonctionnement et ses manifestations textuelles.

 

En somme, la poésie demeure une notion ambiguë, et « l’ambiguïté est une propriété intrinsèque et inaliénable de tout message centré sur lui-même, bref, un corollaire obligé de la poésie »[13]. La poésie n’est pas définissable par des mots, parce qu’elle est en soi une fable des mots. L’on ne peut guère saisir son essence ou sa nature à travers ses structures canoniques, car elle est formellement une affirmation incessante d’une négation permanente. Elle est entièrement tournée vers le langage. Elle est une attitude du langage et rien de plus. L’expérience de la poésie est identique à l’idée que chaque poète se fait de la nature de la poésie. Toute théorie est donc dans ce sens relative, provisoire ou partisane.

 

Cependant, si la poésie n’est pas intrinsèquement définissable, elle l’est du moins par rapport à d’autres genres ou discours littéraires. Ainsi, l’on ne peut véritablement cerner les subtilités de la modalité poétique qu’en les confrontant à la pertinence de la modalité prosaïque, car comme l’énonce Michel Maulpoix (2005 : 36), « la prose n'est pas la  réserve des formes poétiques, mais la substance sans cesse renouvelée de cet hétérogène qui réclame droit de cité dans le langage. La prose est ce à quoi se mesure la poésie. Ce par quoi elle bouge, s'aventure, se transforme et se renouvelle. C'est par la prose (ou le prosaïque) que la poésie existe et change. C'est par elle que le poème garde le contact avec l'histoire. Le vers n'est rien de plus que l'accélération ou le ralentissement de la prose ».

 

1.1.2. Particularités de la modalité poétique

 

L’un des problèmes majeurs que pose l’appréhension du texte poétique et dont les répercussions sont de grande envergure en textologie est, outre l’essence de la poésie, ses caractéristiques intrinsèques et extrinsèques. En effet, l’on aimerait connaître les indices sous-tendant la poéticité d’une modalité textuelle. Mais comment y parvenir, si ce n’est à travers l’élucidation du conflit prose/poésie ? Cette approche dichotomique nous permettra de déterminer sur quels fondements s’appuie la classification d’un texte dans le paradigme poétique ou prosaïque. Notre observation portera essentiellement sur les aspects suivants : l’organisation spatiale, le mélange des genres, la traduction, la charge moléculaire, le plan de la signification, le plan normatif, les ressources lexicales, le langage.

 

Nous proposons donc dans la suite deux textes : un sonnet (poème à forme fixe) et un extrait de roman (de la prose). En les explorant superficiellement et en les confrontant, nous tenterons de dégager les traits pertinents qui les caractérisent et les singularisent.

 

Texte 1 :

 

Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables !

 

Ce navire se perd, dégarni de ses câbles,

Ces câbles, ses moyens, de ses espoirs menteurs :

La voile est mise à bas, les plus fermes rigueurs

D’une fière beauté sont les rocs imployables ;

 

Les mortels changements sont les sables mouvants

Les sanglots sont éclairs, les soupirs sont les vents,

Les attentes sans fruit sont écumeuses rives

 

Où, aux bords de la mer les éplorés amours

Voguant de petits bras, las et faible secours,

Aspirent en nageant à faces demi vives.

 

(Agrippa d’Aubigné, Hécatombe à Diane, sonnet III)

 

 

 

Texte 2 :

 « Il y a des marches à monter, un hall, un panneau indiquant « Bureau du Maire ».

            Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père.

            Il n’est ni religieux fanatique ni méchant. C’est un homme respectable et respecté. Il bat sa fille lorsqu’elle lui désobéit, il m’a élevée ainsi, dressée à l’obéissance et à la soumission. Il m’a donc battue pour que j’épouse l’homme qui monte les marches devant moi.

            Je me marie devant l’administration française avec un homme que je ne connais pas. Ce n’est donc pas un mariage, mais une formalité forcée. Je pourrais me sauver, dévaler cet escalier à l’envers et crier au secours. Si je le faisais, ma vie ne m’appartiendrait pas pour autant. Une fille éduquée dans cette tradition ne peut et ne sait pas vivre en dehors de la famille et de la protection de ce père dont le rôle est de donner cette fille à un autre protecteur : le mari choisi par lui.

            La formalité n’a duré que dix minutes. L’inconnu a maintenant ce qu’il voulait, et ce n’était pas forcément moi, Leila. N’importe quelle magrébine née en France aurait fait son affaire, pourvu qu’elle soit vierge et de bonne famille »

 

(Extrait du roman Mariée de Force de Leila, Paris, Oh ! Editions, 2004 : 9-10).

 

a/  L’organisation spatiale du texte poétique 

 

Un coup d’œil panoramique sur nos deux textes montre que les structures physiques de la poésie (texte 1) et de la prose (texte 2) ne sont pas identiques. Cette organisation est un indice esthétique qui révèle l’existence d’une rhétorique ou d’une stylistique textuelle que Daniel Delas qualifie de  « scripturalité» ou « spatialisme »[14].

 

En effet, le texte poétique classique, comme celui d’Aubigné, se distingue topographiquement du texte prosaïque à l’instar de celui de Leïla par le caractère perceptible de sa construction, par son « parallélisme continuel »[15] et « tautologique »[16]. Le texte poétique conventionnel est un discours cyclique, contracté en des « périodes verbales égales ou symétriques »[17], en une chevau-chée de phrases syllabiquement équipotentielles (vers). C’est un texte organisé en parcelles argumentatives numériquement similaires (strophes), séparées entre elles par un blanc typographique et sécrétant un jeu isotope au niveau de la structure formelle et même langagière. Justifiant l’importance du blanc typographique pour la vie du poème, Paul Claudel note ceci :

 

« Le rapport entre la parole et le silence, entre l’écriture et le blanc est la ressource particulière de la poésie ; c’est pourquoi une page est son domaine, comme le livre est celui de la prose. Le blanc n’est pas seulement pour le poème une nécessité matérielle imposée du dehors, il est la condition même de son existence, de sa vie et de sa respiration »[18].

 

Dans le texte 1, le cycle du poème conventionnel correspond à celui des vers (versus). Chaque vers est sous-tendu par un jet de douze impulsions syllabiques (alexandrin).  On remarque par ailleurs que la frontière des vers est balisée par un jeu homophonique autrement appelé « rime ». Dans le premier quatrain, les combinaisons rimiques sont les suivantes : impitoyables/frayeurs – cœurs/misérables. C’est donc ces vecteurs eupho-niques qui matérialisent la fin d’un vers et qui confèrent au poème une certaine musicalité.

 

Pour mieux appréhender le fonctionnement et l’organisation scripturale et spatiale du texte poétique, Jean-Pierre Balpe (1980) préconise deux systèmes de codage : le codage visuel et le codage textuel. Son observation porte essentiellement sur le dernier mot de chaque ligne poétique (la rime) : dans le système visuel, ce vocable marque la frontière entre une ligne et la suivante et, dans le système textuel, il désigne les mots qui, au moyen du visuel, acquièrent un poids supplémentaire dans la signification.

Cette assimilation formelle de l’art poétique à l’art plastique est aussi au centre d’une étude commise par Iris Yaron sous le titre : « Poéticité et image du poème ». Dans cet article, l’auteur mentionne que « parmi les différentes caractéristiques du discours poétique, c’est une qualité empruntée à l’art plastique — l’image — et non pas un trait langagier — qui joue un rôle dans l’engendrement de la poéticité »[19].

Cependant,  l’image à laquelle Iris Yaron  fait allusion n’est pas une propriété interne au texte, mais plutôt une caractéristique physique du discours. La poéticité serait donc en partie extrinsèque à la forme poétique, dans la mesure où elle se rapporte à l’architecture ou à la graphie obtenue par le déploiement du poème dans l’espace :

« Le traitement de la forme poétique, qu’elle soit occidentale ou orientale, relève du traitement d’une œuvre plastique :à la coupure des lignes vient s’ajouter la brièveté qui aboutit à une perception du poème dans son entier et d’un seul regard. La saisie de la globalité permet au destinataire de dévier de la linéarité : le traitement qui s’effectue de bas en haut, de la droite ou du centre vers la gauche etc., se rapproche ainsi du traitement d’un art spatial. Ce rapport avec l’art plastique est renforcé par l’impact dela forme poétique sur le processus de sa catégorisation dans un discours ou un genre. Le ‘dessin’ du poème fait appel non pas à la langue — l’essence du discours — mais à l’œil : la codification visuelle implique une immédiateté dans le processus de la classification du texte en tant que poème »[20].

 

Dans tout texte relevant de la poésie classique à l’image du « Sonnet III » de l’Hécatombe à Diane, chaque vers est rehaussé à l’initiale par une lettre majuscule qui marque le début d’une nouvelle période. L’espace textuel du poème versifié est un horizon clos, mécanique et « algébrique »[21], borné paradigmatiquement par le système rimique et syntagmatiquement par le système métrique. Ce mariage harmonieux entre la rime et le mètre est classiquement parlant la marque poétique, en tant que complexe « métrico-rimique ».

 

Par contre, le discours prosaïque - tel celui de Leïla - est un discours rec-tiligne, libre, linéaire et dense, offrant à l’expérience visuelle des schèmes diégétiques accumulés en fréquences ou en blocs narratifs appelés « para-graphes ». Contrairement aux autres discours où le texte occupe majori-tairement le terrain et où les rapports entre le blanc et l’écrit sont constants, dans la poésie, l’espace est flexible et individuel et dessine, à chaque fois de nouveau, ses frontières. Alors que dans la prose la détection du cadre discursif s’opère sur un fondement sémantique, dans la poésie, elle s’appuie sur le visuel et l’acoustique. La coupure des lignes, ainsi que celle des strophes introduisent dans l’art langagier un dynamisme d’ordre plastique et mélodique.

 

b/ Le mélange des genres 

 

Si la poésie est de « l’antiprose » selon l’expression consacrée de Jean Cohen, les frontières de ces deux genres littéraires sont poreuses à telle enseigne qu’elles permettent l’enchevêtrement et l’infiltration de la prose dans la poésie et vice-versa. Roman Jakobson nous dit : « La frontière qui sépare l’œuvre poétique de ce qui n’est pas œuvre poétique est plus instable que la frontière des territoires administratifs de la Chine ».[22] Ce mélange des genres, que nous avons nommé « infiltration », est un procédé stylistique qui consiste à intégrer dans un genre authentique ou original des éléments textuels ou discursifs appartenant à un autre genre. Cette immersion des éléments poétiques dans la prose ou des éléments prosaïques dans la poésie contribue à la création d’un discours mixte, catalogué en deux sous-genres distincts : « le poème en prose » et « la prose poétique ». 

Le poème en prose est une forme hybride, ni nouvelle ou histoire brève, ni poème au sens traditionnel, ce qui complique toute tentative de définition. Suzanne Bernard (1956 : 148) le définit comme « un texte en prose bref, formant une unité et caractérisé par sa « gratuité », c'est-à-dire ne visant pas à raconter une histoire ni à transmettre une information, mais recherchant un effet poétique ». (Cf. Les petits poèmes en prose de Baudelaire).

La prose poétique est aussi une forme hybride, mais à la différence du poème en prose, elle fait partie du genre romanesque, tout en étant auréolée d’effets poétiques. On comprend alors pourquoi Robert Sabatier, dans son Histoire de la poésie française du XIXème siècle (1977 : 31-32), classe Chateaubriand dans le groupe des poètes romantiques. Il justifie logiquement son choix par cet argumentaire :

 

« Le lecteur de ces pages pourrait se demander pourquoi Chateaubriand, essentiellement prosateur, apparaît dans cet ouvrage : ce serait alors qu’il ignorerait la magie d’une prose qui porte en elle toutes les caractéristiques du poème, non seulement rythme et nombre, mais aussi la poésie la plus significative du romantisme : mélancolie du poète, enthousiasme religieux, union avec la nature, recherche du passé, histoire vivante et imagée, ouverture sur l’univers, caractère épique et didactique, excellence à magnifier et à sublimer, peinture et musique par les mots, explorations et preuves, passage du clair de lune à l’aube solaire ».

 

c/  L’intraduisibilité de la poésie

 

Prenons le premier quatrain du Sonnet III de l’Hécatombe à Diane et le second paragraphe de Mariée de force de Leïla. Essayons de les traduire automatiquement en anglais en nous servant du traducteur gratuit en ligne (reverso). Voici ce qu’on obtient :

 

Extrait de poésie

Traduction en anglais

« Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables ! »

 

Mercy, ô heavens, ô merciless gods,

Dreadful streams, ô you weak dismays

Which even before the death made die hearts,

In horror, in pity see these miserable!

 

 

Extrait de prose

Traduction en anglais

« Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père ».

 

My name is Leila, twenty one years, been born in France and Moroccan of tradition. This tradition is today still almighty in my sides: my father.

 

 

On remarque à première analyse que dans la traduction anglaise du quatrain, les vers n’ont plus le même nombre de syllabes et qu’au bénéfice de la traduction, la fin des vers n’est plus marquée par un jeu homophonique. En revanche, dans la traduction anglaise de l’extrait de roman de Leila, la syntaxe et le message sont fidèles au texte de base.

 

Ainsi, l’observation que nous pouvons faire de but en blanc est que, si la prose romanesque comme celle de Mariée de force de Leila est facilement traduisible d’une langue à une autre, tel n’est pas le cas d’un poème comme le « Sonnet III » de d’Aubigné. En effet, une traduction fidèle ou authentique du discours poétique est quasiment impossible : traduire la poésie, c’est donc la trahir. Les allégations de quelques critiques corroborent cette assertion. Il s’agit de Jean Cassou, de Robert Frost et  de Roman Jakobson, pour nous limiter qu’à ce trio. Pour le premier, « la poésie, c’est justement ce résidu qui, d’une langue à l’autre, ne passe pas »[23]. Pour le second, « poetry is what gets lost in translation »[24]. Et enfin, pour le dernier, « la poésie, par définition, est intraduisible ; seule est possible la transposition créatrice »[25].

 

Il est vrai que de nombreux poètes, écrivains et linguistes se sont engagés à traduire des œuvres poétiques, mais leur activité n’est qu’une aventure  consistant à faire ressentir aux lecteurs leurs impressions et non des émotions et des significations profondes encodées dans le texte. En effet, comment peut-on traduire une image poétique sans courir risque de la pervertir ou de la dénaturer ? Est-il possible de traduire les quatorze alexandrins du Sonnet III de l’Hécatombe à Diane du français en anglais par exemple, vers par vers, tout en respectant le numérisme syllabique du mètre, la syntaxe rythmique, le jeu des rimes et l’union du sens et de la sonorité qui caractérise la poésie ? Cette entreprise périlleuse, à notre avis, est une véritable gageure. La poésie est un discours absolu dont toute tentative de traduction n’est qu’une profanation ou une désacralisation.

 

d/ Les ressources spécifiques du texte poétique

 

Reprenons de nouveau le premier quatrain[26] du poème de d’Aubigné et les deux premiers paragraphes[27] du roman de Leïla.À première vue, aucune différence dans les mots utilisés. C’est la même langue qui traverse et anime les deux textes. La poésie et la prose se nourrissent donc du même lexique et de la même grammaire.

 

Cependant, cette allégation peut être nuancée ou relativisée si l’on aborde cette problématique en tenant compte des idées de Roland Barthes. En effet, si le premier indice de poéticité dans le poème traditionnel est la forme physique ou l’organisation spatiale du texte comme on peut le voir avec le sonnet d’Aubigné, le second concerne les ressources spécifiques du discours poétique. S’inspirant d’une équation de M. Jourdain, Roland Barthes note ceci :

 

« Aux temps classiques, la prose et la poésie sont deux grandeurs. Leur différence est mesurable. Cette différence n’est pas d’essence, mais de quantité : Poésie = prose + a + b + c . Prose = poésie – a – b – c. (a, b, c,) sont des attributs particuliers du langage, inutiles, mais décoratifs, tels que le mètre, la rime, le rituel des images »[28].

 

Ce constat permet plus loin au théoricien Barthes de conclure que le discours poétique classique est « une prose décorée d’ornements et amputée de liberté »[29]. En analysant cette assertion, on aboutit à une singulière conclusion arithmétique de type : poésie = prose + . Ceci n’est qu’une transposition de ce que notaient déjà les rhétoriciens du groupe μ :  « Le message poétique est à la fois vers et prose ; une partie de ses éléments composants assure le retour, alors qu’une autre assure la linéarité du discours »[30].

 

e/  La polysémie du message poétique

 

Quand on confronte la prose et la poésie, on a tendance à considérer le discours prosaïque,  à l’instar de l’extrait du roman Mariée de force de Leila, comme un discours transparent, neutre, dénotatif, dépouillé de toute ambiguïté, à l’inverse du discours poétique que l’on présente généralement comme un discours oblique et polysémique, et cela, comme on le constatera plus loin avec notre analyse détaillée du « Sonnet III » d’Aubigné, parce que le poème est pailleté d’images et de symboles. La langue poétique est une langue recréée, une langue de connotation[31] où la figure, opérateur poétique, actualise le passage de la langue dénotative à la langue connotative, passage obtenu par le truchement d’une parole qui perd son sens au niveau de la première langue pour le retrouver au niveau de la seconde. Si l’on s’en tient à la fameuse équation de Jean Cohen (« dire flamme pour dire amour est pour le message porter la mention je suis poésie »[32]), la poésie serait plus ou moins une manière indirecte de dire des choses directes. En effet, s’il fallait corroborer cette allégation ou aborder la problématique de la polysémie du message poétique dans le même sens que Cohen, nous prendrions bien à témoin Riffaterre. Ce dernier souligne que la signification du message poétique est tangentielle[33] par rapport à celle du message prosaïque qui est familière ou d’un usage immédiat, car « le poème dit une chose et signifie une autre chose »[34].

 

f/  L’anti-norme du discours poétique

 

Prose et poésie peuvent être considérées comme deux grandeurs dont la première est une référence et la seconde une déviation. En effet, le langage ordinaire du commun des mortels est prosaïque, alors que d’après la légende, seul celui des divinités est poétique[35]. Une telle assertion insinue une hiérarchie de fait entre le prosateur (qui s’exprime en langage ordinaire) et le poète (qui s’exprime en langage démiurgique). La déviation est plus ou moins un procédé stylistique, un pattern linguistique qui signale une anomalie du langage, anomalie au sens de la distanciation à l’égard des normes communes. On dira alors que la poésie est un écart systématique par rapport à la norme qui est la prose, « degré zéro de l’écriture », car elle se caractérise par une violation des codes du langage usuel. Elle se définit donc comme une sorte de « forme pathologique du langage ». C’est bien ce que disait Jean Cohen lorsqu’il notait ceci :

 

« La poésie peut se définir comme un genre du langage et la poétique comme une stylistique de ce genre… le fait poétique devient alors un fait mesurable. Il s’exprime comme une fréquence moyenne des écarts par rapport à la prose… la poésie brise à sa manière les lois du discours ; la poésie se caractérise par un écart systématique à l’égard des normes qui sont celles de la prose… elle est de l’antiprose [36] ».

 

g/ Le vocabulaire du texte poétique

 

Si le langage de la prose et celui de la poésie sont de nature différente, ils utilisent en commun les mêmes signes linguistiques, les mêmes ressources lexicales. Les mots impitoyables, frayeurs, cœurs, misérables, câbles, menteurs, rigueurs, imployables, mouvants, vents, rives, amours, secours, vives (rimèmes du sonnet d’Aubigné), maire, père, moi, lui, famille (derniers mots des paragraphes de l’extrait du roman de Leila), sont tous extirpés du lexique de la langue française et combinés selon les lois de la grammaire et de la syntaxe.

 

En effet, dans la logique de l’écriture, aucun mot n’a a priori une destinée prosaïque et des affinités poétiques innées, car « tous les mots sont capables de contribuer à la production de la poésie, tels du moins que le poète les organise et qu’ils s’organisent eux-mêmes pour constituer le langage spécifique du poème. L’intensité poétique ne se mesure pas en premier lieu à la richesse du vocabulaire, ni à l’invention des termes nouveaux, mais à la puissance et à la nouveauté que prennent les mots dans l’univers singulier du poème »[37].

 

Il n’existe donc pas de discrimination catégorielle entre les vocables du lexique, mais c’est leur motivation, leur intégration contextuelle qui leur confère un statut spécial. La transformation du signe lexical (neutre) en signe poétique (subversif) est un processus stylistique que l’on appelle « la poétisation »[38]. C’est d’elle que parle Boris Eikhenbaum lorsqu’il énonce ceci :

 

 «  N’importe quel élément de la prose, une fois introduit dans la succession des vers, se montre sous un autre jour, mis en relief par sa fonction »[39].

 

La poésie ne constitue donc pas un langage à part utilisant des ressources linguistiques particulières : « Il n’ y a qu’un langage que le poète modifie, pour mieux dire, qu’il transforme complètement »[40]. La différence entre les ressources poétiques et les ressources prosaïques n’est pas une différence de nature, mais de concentration. La poésie est « une expérience du langage »  et le mot poétique est  « un mot prosaïque déformé, réformé, enlevé au langage puis, travaillé »[41].

 

Cependant, les mots du champ poétique se distinguent de ceux du champ prosaïque par leur statut qui fait d’eux des « microcosmes… et quand le poète joint ensemble ces microcosmes… il crée un objet»[42]. Le mot dans un texte poétique cesse d’être simplement communicatif comme en prose, il est perturbateur et agit comme une décharge d’énergies.

 

h/  L’originalité du langage poétique

 

Nous venons de voir que le discours de la poésie et celui de la prose sont de nature différente et que cette différence s’érige au niveau de leur graphie, de leur langage, de leurs structures et de leurs techniques d’écriture : « Le poème se présente comme une forme particulière du langage résultant de la transformation de la parole et de l’écriture en une écriture qui se différencie d’elle»[43]. L’originalité de ce langage réside dans son caractère subversif, c’est-à-dire le pouvoir d’inventer des rapports nouveaux entre les mots et, par conséquent, de produire des significations nouvelles.

 

La mise en cause du langage usuel par la poésie ne signifie pas la dés-tructuration du langage : « Le poète ne détruit le langage ordinaire que pour le reconstruire sur un plan supérieur. À la déstructuration opérée par la figure, succède la restructuration d’un autre ordre »[44]. Cette métamorphose se traduit par un renouvellement constant à l’intérieur d’une façon d’être, c’est-à-dire l’apparition du poème comme un langage qui, tout en utilisant les mots de la syntaxe de la langue usuelle, leur donne à chaque fois un éclairage linguistique inédit, tant par le jeu des rythmes particuliers et incantatoires, que par la manière d’organiser la langue.

 

En somme, la poésie est un certain langage, un langage différent de celui de la prose qui relève de l’expérience quotidienne. La poésie produit des effets que le langage ordinaire ne produit pas[45]. Dans la poésie, il s’agit de dire d’une certaine manière, il s’agit d’opérer un travestissement du langage. Cette motivation stylistique est réalisée par le biais des opérateurs poétiques et des techniques d’écriture, lesquels paramètres permettent d’établir une distinction fondamentale entre deux grands systèmes formels par lesquels se matérialise textuellement la poésie.

 

1. 2. Structures formelles et figures textuelles de la poésie

 

L’évolution et l’entrelacement des courants littéraires caractérisés par des conventions esthétiques, des réformes stylistiques et idéologiques ont pu donner naissance à deux systèmes poétiques diamétralement opposés quant au problème de la forme, de l’écriture et du langage poétique : le système poétique que nous qualifierons d’« algébrique » et le système poétique libéré. Cette taxinomie correspond à la distinction traditionnelle entre poésie classique (texte versifié) et poésie moderne (texte en prose poétique).

 

Dans l’histoire de la poésie française, Charles Baudelaire est souvent présenté comme le virtuose qui a servi de transition à ces deux options ou systèmes. Cette opinion est soutenue par Suzanne Bernard (1956) et Henri Lemaître (1965). Dans leurs recherches respectives, ils donnent un témoignage digne de foi. Dans cette séquence analytique, nous nous proposons de dégager les fondements et les caractéristiques de ces deux systèmes antagonistes qui génèrent naturellement deux figures textuelles de la poésie.

 

 

1.2.1. Le système poétique rationnel ou conventionnel

 

Autrement appelé « poésie intégrale », « poésie rationnelle » ou « poème versifié », le système poétique algébrique se caractérise par l’ordre, la cohésion, la mesure, la rigueur formelle et l’équilibre esthétique. C’est une poésie conventionnée et codifiée par des règles artistiques strictes à l’instar de la versification classique (cf. Boileau, Art poétique).

 

Le système poétique algébrique oblige le technicien du vers à discipliner son souffle créateur, à scander son inspiration en jets équipotentiels et à mouler sa pensée dans une forme mécanique et rigide dont le fonctionnement est régi par des couplages, des symétries, des parallélismes et des correspondances isotopiques de tous ordres. Dans le système poétique algébrique, les intégrités dynamiques s’entrelacent merveilleusement et « s’allument de reflets réci-proques »[46]. Parce qu’il est une poésie qui tend vers une rationalisation à outrance, le système poétique algébrique devient un art protocolaire capable de se soumettre à une géométrie analytique.

 

En somme, la poésie en vers qui caractérise le « système algébrique » est une poésie mesurée. Et parce qu’elle est aussi textuellement géométrique, elle est bornée syntagmatiquement par le système métrique et paradigmatiquement par le système rimique. Ce couplage est sans doute la marque classique de poéticité.

 

En tant que système poétique conventionnel, la poésie algébrique concerne souvent un état physique, moral et social d’équilibre, d’accord entre l’homme et son univers, puisque le mètre régulier, d’après H. Thomas, « marque un souci de sociabilité »[47]. Grâce à ses identités remarquables, grâce à sa structure ordonnée et à ses constructions cycliques, le système poétique intégral devient un moyen d’expression tendant au conformisme, une réification de l’ordre unidimensionnel.

 

1.2.2. Le système poétique libéré ou éclaté

 

C’est une poétique de rupture, de révolution et de désintégration du langage, symptomatique de la poésie moderne. Ce second système est né d’une révolte contre les tyrannies formelles édictées par les précepteurs classiques, conventions obscures qui empêchent le poète de créer un langage individuel lui permettant de sonder le tréfonds des êtres et des choses, de traduire par la magie suggestive et incantatoire des vocables des sensations inédites, de verser dans les moules insondables la matière ductile de ses phrases. Avec le système poétique libéré, le poète cherche à saborder les fondements de l’esthétique traditionnelle d’une poésie « emprisonnée dans le corset des règles étroites, desséchées par le goût de l’abstraction et de la superstition du langage »[48].

 

Par son langage et à travers son écriture, le poète moderne est donc en prin-cipe un « révolté ». Sa rébellion se manifeste contre la raison raisonnante, contre les chaînes de l’habitude et du conformisme, contre le monde et sa création, contre l’ordre social, contre l’homme et sa condition. Il engage l’art poétique dans un réseau qui renonce à devenir un moyen de communication entre les humains, un acte social, un « oui » à l’ordre universel. Sous cette tutelle, la poésie devient une machine montée par l’individu contre l’ensemble de la création, une démarche antirationnelle.

 

Le poète moderne rejette les clartés du « bon sens » et cherche dans l’illogisme, l’inconscient, le ténébreux, le bizarre, l’onirisme, le fantastique et le délire fantasmagorique les clés du monde invisible dont il se propose de dévoiler la trame et les reflets. Le langage devient pour lui l’instrument d’une poursuite métaphysique. Avec l’action magique du Verbe, il procède à une exploration orphique de l’univers. Convaincu que « les inventions d’inconnu réclament des formes nouvelles »[49], il s’acharne à « trouver une langue »[50] pour traduire ses visions, à comparer le maniement savant du langage à  « une sorcellerie évocatoire »[51], à retrouver dans le cosmos « l’alphabet magique et l’hiéroglyphe mystérieux »[52] qui permettent le triomphe de l’esprit.

 

Faire acte poétique pour le poète moderne, ce n’est donc pas diriger les vers en se conformant aux canons établis et en pourchassant un idéal d’ordre, d’har-monie et de beauté formelle par le moyen mécanique de l’incantation versifica-trice, mais c’est briser le carcan de la forme et atteindre, par le biais du « dérèglement » [53] et de « l’alchimie du verbe »,[54] les zones les plus inaccessibles du dédale intérieur de l’être.

 

Le  système poétique éclaté se caractérise par des associations spontanées de mots, l’organisation aléatoire du texte, la disposition kaléidoscopique des intégrités, les rapprochements insolites des vocables. C’est un art de puzzle aux contours indécis. C’est cette incongruité structurelle, ce dédain pour de la logique qui a amené Georges Mounin à déclarer que « les poètes modernes sont des convulsionnaires » [55] et que leur art est « un tas de sensations et d’exclamations incohérentes »[56].

 

En somme, la différence entre système libéré et système rationnel, outre la problématique de la forme, se situe au niveau de l’écriture et du langage, car « le problème de la poésie est avant tout le problème du langage poétique »[57]. Roland Barthes fait partie des théoriciens qui se sont intéressés à l’élucidation des rapports entre ces deux systèmes. Dans ses travaux[58], il accorde une partie de ses investigations à la « problématique de l’écriture poétique »[59]. Voici en substance ce qui en ressort :

 

Poésie classique

Poésie moderne

- Dans l’art classique, une pensée toute formée accouche d’une parole qui l’exprime, la traduit.

 

- La poésie classique est animée par un mouvement analogue. Ses mots sont neutra-lisés, absentés par le recours sévère à une tradition qui absorbe leur fraîcheur.

 

- Le contenu classique est une succession d’éléments dont la densité est égale, soumise à la même pression émotionnelle et retirant d’eux toute une tendance à la signification indivi-duelle et comme inventée.

 

- Les confettis classiques sont des confettis de rapports et non de mots.

 

 

- C’est un art d’expression et non d’invention. Les mots sont aménagés en surface selon les exigences d’une économie décorative.

 

 

- Les mots classiques sont en route pour l’algèbre ; plus solidaires du discours, ils opèrent à la façon des valences chimiques dessinant une aire verbale pleine de connexions et de symétries.

- Dans la poésie moderne, les mots produisent une sorte de continu formel dont émane peu à peu la densité intellectuelle ou sentimentale.

 

- C’est une rencontre d’un signe et d’une intention. Il s’agit d’une aventure de l’écriture, d’une chance verbale où va tomber le fruit mûr de la signification.

 

 

- La poésie moderne détruit la nature spontanée et fonctionnelle du langage et ne laisse que des absides lexicales. Le mot éclate au dessus d’une ligne de rapports évidés.

 

 

- Dans la poésie moderne, les rapports ne sont qu’une extension du mot. C’est le mot qui est la demeure. Il est implanté, il n’a qu’un projet vertical, il est debout…

 

- Sous chaque mot de la poésie moderne, gît une sorte de géologie existentielle où se rassemble le contenu total du nom et non plus son contenu électif comme la poésie classique.

 

- Le mot dans la poésie moderne a une fonction générique, il est une catégorie.

- Chaque mot de la poésie moderne est une boîte de Pandore où s’envolent les virtualités du langage. Il est donc produit et consommé avec une curiosité particulière.

 

Nous pouvons retenir de cette illustration dichotomique que la poésie moderne détruit les rapports du langage et ramène le discours à des statuts de mots. Quant à la poésie classique, elle est un art protocolaire qui recherche la symétrie, la concision et l’équilibre. Toutes ces contradictions qui sous-tendent la praxis poétique trouvent leur fondement dans ce constat de Jean Molino :

 

« La nature de la poésie cherche chaque fois à s’incarner en une poésie naturelle au nom de laquelle telle ou telle convention est soupçonnée, interrogée, utilisée sur ce mode de jeu rejeté… une règle est, dès que l’on a pris conscience qu’il s’agit d’une règle et non d’une nature – invitation permanente à la transgresser… »[60].

 

En somme, l’énoncé poétique se présente sous deux formules textuelles : la formule classique, définie comme un « complexe métrico-rimique » et la formule moderne, dont la caractéristique fondamentale est la désintégration de la forme et du langage, le refus systématique des conventions esthético-doctrinales.

 

Dans l’art en général et dans la poésie en particulier, l’alternance con-tradictoire des générations se traduit par une volonté réformatrice que Th. Maulnier évoque ostensiblement en ces termes :

 

« Il n’est pas de génération de poètes en France, qui n’ait prétendu apporter, outre ses poèmes, une théorie de la poésie, une doctrine poétique, un livre de recettes poétiques. Chaque groupe, chaque école de poètes a conçu, écrit et publié son art ou plus exactement sa morale poétique en forme de traités, de proclamation ou de manifeste. Chaque génération de poètes a prétendu détenir exclusivement non pas le talent, mais la vérité poétique, et a, au nom de cette vérité, condamné sinon les œuvres, du moins les erreurs des générations précédentes… » [61].

 

L’évidence subsidiaire qui se dégage de la démonstration précédente est que la poésie est une valeur qui n’est mesurable que par rapport à la prose[62]. C’est pourquoi Jean Paulhan nous dit qu’« elle est un langage à l’envers »[63], Jean Cohen confirme qu’« elle est de l’antiprose »[64] et Jean-Paul Sartre conclut  qu’« ’elle surgit des ruines de la prose »[65]. Henri Bonnet, quant à lui, situe la différence entre la prose et la poésie au niveau des objectifs :

 

« Le roman atteindra sa fin en peignant des individus, la poésie la sienne en exprimant la nuance… Le romancier devra décrire, raconter, ressusciter, jouer des évènements et des réactions des personnages…Le poète quant à lui, atteindra son objectif en exploitant des ressources musicales du langage, en utilisant des sensations sonores et des rythmes, en utilisant des images et des combinaisons d’images (métaphores, comparaisons) que les mots peuvent évoquer grâce à la mémoire ou à l’imagination » [66].

 

Cependant, malgré la diversité dans la forme, l’écriture et le langage, chaque système poétique correspond à une organisation textuelle typique que nous appellerons « fonction poétique ».

 

 

 

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[1] R. Jakobson, 1977 : 31

[2]. « Les machinations de l’ambiguïté sont aux racines mêmes de la poésie », W. Empson, cité par R. Jakobson, 1963 : 212.

[3] J. Molino & J. Gardes-Tamine, 1992 : 8.

[4]. G. Mounin, 1968 : 56.

[5]. J.-C. Renard, 1970 : 76.

[6] R. Jakobson, 1977 : 31

[7]Ibid : 33

[8]M. Maulpoix, 2005 : 30

[9] Ibid: 32

[10]. J.-C. Renard, 1970 : 28.

[11]. H. Meschonnic, 1970 : 56.

[12]. A. Breton, cité par H. Meschonnic, 1971 : 111.

[13]. R. Jakobson, 1963 : 212.

[14]. La « spatialité » ou la «scripturalité » est la disposition des signes linguistiques dans un espace textuel défini. D. Delas, 1977 :79.

[15] R. Jakobson, 1963 : 215.

[16] B. Eikhenbaum 1965 : 114

[17] Dans la versification classique, le mètre peut être désigné comme une période verbale. Si le poème est isométrique, on parlera de périodes égales ou symétriques.

[18]. P. Claudel, 1963 : 119.

[19] Iris Yaron, 1998: 19.

[20]  Iris Yaron, 1998: 19.

[21]Cet adjectif est utilisé dans le sens que lui atteste Roland Barthes : « Les mots classiques sont en route pour l’algèbre ; plus solidaires du discours, ils opèrent à la façon des valences chimiques dessinant une aire verbale pleine de connexions et de symétries » (1972 : 34).

[22]R. Jakobson, 1977 : 33.

[23] J. Cassou, cité par H. Meschonnic, 2000, 37

[24] R. Frost, cité par  L. Untermeyer, 1963 : 59

[25] R. Jakobson, 1973 : 89.

[26] « Miséricorde, ô cieux, ô dieux impitoyables,

Epouvantables flots, ô vous pâles frayeurs

Qui même avant la mort faites mourir les cœurs,

En horreur, en pitié voyez ces misérables ! »

[27] « Il y a des marches à monter, un hall, un panneau indiquant « Bureau du Maire ».

Je m’appelle Leila, vingt et un ans, née en France et marocaine de tradition. Cette tradition est aujourd’hui encore toute-puissante à mes côtés : mon père… »

[28]. R.. Barthes, 1972: 33.

[29]. Ibid: 34.

[30]. Groupe μ, 1982 :153.

[31]. « La connotation est la voie d’accès à la polysémie du texte classique (…) c’est le départ d’un code, l’articulation d’une voix tissée dans le texte … ». R. Barthes, 1973 : 93.

[32] J. Cohen, 1966 : 87.

[33] On peut contester la thèse de la polysémie exclusive du message poétique, car bien qu’elle ne soit pas autant constitutive qu’en poésie, l’ambiguïté se retrouve aussi quelquefois dans la prose.

[34]. M. Riffaterre, 1982 : 91.

[35] Dans sa définition originelle, la poésie est le langage des dieux.

[36]. J. Cohen, 1966: 14-49.

[37]. J-C. Renard, 1970 : 32.

[38]. « La poétisation » est un procédé par lequel, dans un contexte donné, un mot s’impose à l’attention du lecteur comme étant non seulement poétique, mais encore caractéristique de la poétique de cet auteur. Cf. M. Riffaterre, 1985 : 178.

[39]. B. Eikhenbaum, 1965 : 64.

[40]. Groupe μ, 1982 : 19.

[41]. H. Meschonnic, 1970 : 60.

[42]. J.-P. Sartre, 1948 : 22.

[43]. J.-C. Renard, 1970 : 22.

[44]. J. Cohen, 1966 : 50.

[45]Ce phénomène requiert quatre concepts de base qu’on approfondira ultérieurement lors de l’analyse détaillée des sonnets :- Le concept de paradigme- Les classes d’équivalence selon la position dans la séquence parlée ou écrite- Les classes d’équivalence du point de vue sémantique- La convergence des types d’équivalence.

 

 

[46]. S. Mallarmé, 1995 : 366.

[47]. H. Thomas, 1948 : 111.

[48]. S. Bernard, 1956 : 98.

[49]. Lire A. Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, Charleville, 15 mai 1871.

[50]. « … j’invente une langue » – Cf. Mondor, 1941 : 144.

[51]. « Manier savamment une langue, c’est pratiquer une sorcellerie évocatoire ». C. Baudelaire, article sur  T. Gautier, Œuvres, Tome 2, 1959 : 471.

[52]. G. de Nerval, Aurelia, Deuxième partie, chapitre 1, 1978 : 86.

[53]. « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement des sens » A. Rimbaud, « Lettre du voyant », 1971.

[54]. A. Rimbaud, Oeuvres, 1954: 232.

[55]. G. Mounin, 1968 : 45.

[56]. Ibid : 46.

[57]. H. Lemaître, 1965 : 31.

[58]. R. Barthes, 1972 : 24-52.

[59]. Idem.

[60]. J. Molino et al., 1988 : 164.

[61]. T. Maulnier, 1939 : 52.

[62]. « Entre poésie et prose romanesque, la différence est moins qualitative que quantitative. C’est par la présence de l’écart que se distinguent ces deux genres ». (J. Cohen, 1966 : 22).

[63]. J. Paulhan, 1944 : 76.

[64]. J. Cohen, 1966 : 49.

[65]. J.-P. Sartre, 1948 : 42.

[66]. H. Bonnet, 1951 : 13.

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